JOURNAL 2020, extraits (8) par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2020, extraits (8) par Christian Prigent

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30/10 [art vivant]

 

Pour Art Press, Jean-Marie Gleize me demande ce qu’implique cette phrase de La Peinture me regarde : « j'aime aimer l'art vivant ».
D’abord : vivant n’équivaut pas à actuel. Ce que j’aime : la vitalité de l’art. Celui des musées comme l’extrême contemporain. La peinture n’a jamais plus de vitalité que quand y surgit une œuvre qui change le sens même du mot. Ainsi aux temps de Giotto, de Monet, de Malevitch, de Pollock, de Rauschenberg, de bien d’autres (mais pas si nombreux).
Ensuite : la fin des années 1960 a vu surgir quelques formes de cette vitalité. Comme c’était l’âge de mes propres commencements, j’ai aimé ce surgissement. Et essayé de comprendre la nouvelle « fiction » de monde qu’il proposait. Après, j’ai suivi l’évolution de quelques uns (Dezeuze, Viallat, etc.). Ça a suffi, comme art « vivant », à m’occuper.
Enfin : la peinture regarde (concerne) qui elle fait jouir. Puis invite à considérer les sources de cette jouissance. Symétriquement : son œil est posé sur celui qui écrit. Elle lui lance ce défi : essaie d’en faire autant (de produire une telle force de reconfiguration des représentations d’époque). Pour qui écrit, elle n’est vivante que si elle a ce pouvoir.
Ça oriente vite vers ce qui redéfinit la peinture en en faisant autre chose que ce que la tradition désigne par ce mot. Ainsi la passion « analytique » de Supports/Surfaces a-t-elle produit des objets qui sont de la « peinture » — mais donnent à ce terme un sens qui excède les acceptions classiques, voire n’en laisse pas subsister grand chose.

 

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01/11 [label peinture]

 

Toute œuvre qui fait histoire a une marque stylistique reconnaissable entre toutes.
Ce n’est pas spécialement moderne (ou alors c’est la forme d’apparition, à chaque époque, de la modernité). Il n’y a pas moins un label Caravage qu’un label Rothko, ou Anselm Kiefer. Une œuvre se constitue de trouver ce label (comme disait Rimbaud de la langue poétique). Elle le reconnaît comme forme d’apparition d’une différence parmi les formations symboliques disponibles : la forme même d’une décision de ne pas se soumettre à ces formations. Elle travaille, alors, à la fois à en accentuer la détermination, à la fois à le laisser imprévisiblement évoluer dans le long temps du travail.
De ce marquage toujours identique à lui-même et pourtant en devenir dans la variété des séries, le travail de Claude Viallat est exemplaire. La forme à la fois subjectivement informée et objectivement neutre qui distingue son travail donne à l’artiste les moyens de re-traiter de façon singulière ce qui fait que se produit « de la peinture » : supports, surfaces, gestes, traces, signes, couleurs. Il ne s’agit donc pas d’une simple signature, d’un logo. Il faudrait parler plutôt d’une sorte de logiciel. Qui traite tout ce dont l’œuvre se nourrit pour se constituer : expérience sensible, culture, volonté démonstrative, sens de l’impact visuel des formes.

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02/11 [rythmes]

 

Faire art : crever l’écran des images consensuelles, récuser la langue qui, étant celle de tous, n’est celle de personne.
Cela exige une conscience têtue des raisons qu’on a de refuser de faire autre chose que ce qu’on fait ; la résolution de faire de chaque poème ou tableau un moment de cette lucidité ; l’identification du geste d’art à un commentaire du refus qui l’a motivé.
Cette réduction démonstrative est la façon qu’a un artiste de noter l’effet singulier que le monde lui fait. Ça ne se passe pas principalement dans des figures identifiables (pour la peinture) ou des significations liées (pour la poésie). Plutôt dans des formations énergétiques douées d’une puissance de résistance aux figures réflexes et aux significations habituellement enchaînées : des rythmes qui soumettent à l’irrationalité de leur animation des espaces l’apparition des figures du monde et la constitution des épisodes sensés. Rythmes plastiques (lignes, couleurs), rythmes verbaux (sons, scansions) : face à face, oui — mais chacun dans son « monde », conscient de ses moyens propres.
Et sans illusion de polyvalence.
Des poètes ont peint : leur œuvre plastique ne fait guère que décorer de vignettes les marges de leurs écrits.
Le désir de poésie a saisi quelques peintres par la queue : ont-ils jamais pissé plus que trois gouttes imitées des collègues écrivains ?

 

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04/11 [Twombly]

 

Noté il y a quelques années : « Il faudrait faire quelque chose comme du Twombly dans le poème ».
J’aimerais bien pouvoir relever encore ce défi.
Sans rêver de faire de la peinture en poésie.
De la poésie dite « visuelle » ne sort jamais rien que de gentiment décoratif : calligrammes figuratifs ou logogrammes gestuels, typographies ornementales, pastilles d’exotisme (idéogrammes ou hiéroglyphes) ; voire, dans l’euphorie informatique, coloriages chromo à la palette graphique.
« Twombly », c’est : mobilisation culturelle (mythologie grecque, lumière méditerranéenne) ET trivialité ostentatoire (pâtés d’encre scolaires, graffiti de chiottes) ; espace all over AVEC errance de signes hétéroclites ; affleurement ET évanouissement de lettres esseulées, de chiffres désœuvrés et d’emblèmes grotesques dans l’unité paradoxale d’une matière picturale exaltée en tant que telle.
Il faut alors voir ce que ça veut dire, dans la langue poétique, qu’exalter une matière sonore et rythmée homogène, sur l’élan de laquelle grumèleraient des bribes de culture, des éclats du décor moderne, des fragments de significations non liées, des moments et des niveaux de langue alternativement sophistiqués et bouffons, burlesques et méditatifs, savants et enfantins — comme… la vie, en somme.

 

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12/11 [sans culotte]

 

Rien ne s’écrit de juste que dénudé : sans morale (hors tout respect humain, sans interdits), sans sur-moi (amour-propre, image idéale de soi, terreur de ses propres abjections), sans soumission à la convention stylistique d’époque.
C’est ce qu’on se dit, aux moments chatouillés d’héroïsme ou béats de naïveté.

La plupart du temps, on recule (sans même savoir qu’on recule). On recule d’autant que l’expérience dit, aussi bien (mieux) : rien d’adéquat à ce qui fut vécu (pensé, éprouvé) ne se forme en langue sans le détour de la fiction et la chance que ce détour offre aux vérités imprévues — au non a priori pensé, représenté, encodé.
Pourtant, hors cela (cette nudité visée, voulue) : rien.
La question : comment se dénuder vraiment ? est la même que comment écrire ?
Comment écrire sans les vêtements (décence et ornementation) qui recouvrent l’immonde — mais du même coup séparent soi de soi (de la basse vérité de soi).
M., qui m’envoie les récits de ses expériences érotiques, soulève en moi cette question. Parce qu’elle n’évince de ces récits ni l’abject ni le minable (la vérité atterrée). Elle les écrit en état obscène : sans pudeur ni style (elle dit : « sans culotte »).

 

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17/11 [Denis Roche]

 

Christophe Kantcheff m’interroge sur mes rapports avec Denis Roche.
L’œuvre : une exception exaltante.
À la fin des années 1960, c’était la plus forte des incitations à repenser à nouveaux frais la question de la poésie.
J’ai été son ami. Nous avons rompu quand il m’a rageusement écrit, au reçu du manuscrit de Commencement, qu’en fait il « détestait » ce genre de texte.
C’était en 1988. Depuis des années, il soutenait la version selon laquelle il défendait mes manuscrits mais qu’à chaque fois le Comité de lecture du Seuil les refusait. Même chose pour les textes de Novarina, Minière ou Verheggen à lui envoyés dans ces années-là.
Je ne l’ai jamais revu.
Rien que quelques courriers, apaisés, après qu’il m’eut remercié du chapitre qui le concerne dans Ceux qui merdRent.
C’est par lui que m’était parvenu, avant parution, le texte des Positions du mouvement de juin 71 par lequel Tel Quel annonçait sa conversion au maoïsme. Maoïsme mondain : non militant. Denis (plus dadaïstanarchiste que marxiste-léniniste) le pratiquait d’ailleurs du bout ironique des lèvres.
Les provinciaux besogneux de TXT, eux, s’activaient à la base. Ce fut dur, parfois comique, toujours farci de malentendus. Et vite abandonné (mais après qu’on y eut laissé des plumes : parution suspendue deux ans, exils, drames familiaux, etc.).
Denis et moi ne parlions pas de politique à cette époque (je crois que nous l’évitions, prudemment — sachant n’être pas branchés sur le même canal).
En juin 1995, il publia un libelle énervé après les succès du Front National aux municipales : Lettre ouverte à quelques amis et à un certain nombre de jean-foutres. Il y appelait les artistes au boycott : qu’on n’expose jamais, ni ne lise, chante ou conférence dans des villes tenues par le FN.
Je ne croyais pas cette position juste, y voyais l’effet d’un émoi toxicomane. Je l’ai écrit dans Al dante n° 10 sous le titre « La démocratie n’est pas bandante » (repris dans L’Incontenable, 2004). 

 

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17/11 [espace voyou]

 

dans les roues de Bruno Fern m’est arrivé hier.
Lu cette nuit, au sprint : insomnie radicale à partir de 4 h du mat’.
Un vélo rêveur parcourt des chemins de campagnes. Il est équipé d’un couteau, d’une moulinette, d’un rayon laser, d’une scie à marqueterie pour puzzle, d’un logiciel à split-screen.
Avec ça, le cycliste taille les panoramas dans le vif et cuisine un émincé de paysages, un hachis de pensées, une macédoine d’instants.
Donc, 1/ le flux couramment abruti les temps et les lieux s’en trouve délié.
Mais, 2/ la sauce stylistique est liée. Elle enchaîne souplement des fondus.
Ça donne un mouvement chaloupé de chutes (de fin de paragraphes en amorces d’autres) et de suspens (de phrases brisées en phrasés enrobés). Avec virages secs, descentes en roue libre et halètements dans les pentes.
Jean de la Lune est sur sa selle.
C’est aussi un Cingria aigu, un Schmidt éberlué (par la profusion trouée du réel) — et un Piero della Francesca un peu sarcastique, occupé à s’encastrer les vues dans le carrelage des perspectives, pour reconstruire l’espace.
Car : « l’espace est demeuré voyou : il est difficile d’énumérer ce qu’il engendre » (Bataille).