JOURNAL 2021, extrait 1 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2021, extrait 1 par Christian Prigent

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08/01 [le ravissement de *]

Dire de quoi sexuellement tu jouis (ou essaies) : pas facile, petit homme.
Encore moins dire que tu jouis de dire, d’abord à toi-même, de quoi et comment en secret tu jouis.
Ces temps-ci, toute diction de ce genre fait aveu.
L’aveu ne manque pas, à son tour, de faire jouir.
Donc : double dose de culpabilité.
Mieux vaudrait la boucler.
Donnons à l’autre la parole.
Une me fait par mail ce récit :
Elle a alors dix-neuf ans. Lit Bataille. Suit à l’hôtel un homme rencontré dans un cinéma. Nudité, caresses. Pas de pénétration. L’homme pose sur le chevet une enveloppe, s’en va. Dans l’enveloppe : un billet de 100 €.
J’ai rencontré ma « part putain », dit *[1]. Effet : « ravissement presque insupportable ».
La confession (sans aveu — à tous les sens) ravive le plaisir d’une culpabilité : une « corruption » accueillie comme une « chance ».
La jeune fille ne se dénude que pour elle-même. L’inconnu n’a qu’un rôle : lui révéler qu’elle voulait ce dépouillement, mental. Son récit la montre décontenancée et exaltée par un presque impossible à penser. Violemment, en cela, humaine : la « part maudite » comprise — sans quoi il n’est pas d’humanité.
La douceur du ton souligne le contraste : d’un côté, nudité passive, silence solennel, caresses attentives (à la fin : baiser paternel sur le front) ; de l’autre : la crudité de la situation, l’argent (quoi qu’il en soit de l’acte : tractation marchande).
Le suspens du désir chez l’homme m’émeut. Il convie l’adolescente à une prostitution. Mais renonce à la possession : un interdit s’est dressé. Ou : un trop plein d’émotion embrouille de sentimentalité la situation. Plus sûrement : recul devant l’extase rentrée de l’autre.
Extase : Eros (sauf à n’être que « sexe », mécanique bestiale) ouvre à une épreuve des limites parce qu’il fait surgir le sublime de l’abject. D’où : perte de soi, faille de l’humain.
C’est sur ce fond que je crois comprendre ce qui eut lieu ce jour-là pour *. Et les raisons qu’elle a de me raconter la scène : à nouveau honteuse et ravie ; dénudée ; prostituée ; et sidérée de jouir, en souriant, de l’être.

 

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15/01 [à l’école]

Nathalie Quintane m’envoie son livre Un hamster à l’école. J’y suis sensible : preuve une fois de plus que N. n’est pas du monde littéraire endogame, vaniteux, inapte au débat sans pincettes mondaines. Ce que j’avais dit de son livre précédent aurait pu faire qu’elle se retire sous la tente narcissique des « poètes ». Or non : salut à elle !
Ce nouveau livre : écrit dans un style désinvolte (presque une absence délibérée de style). Mais qu’il paraisse à La Fabrique (et non chez l’éditeur littéraire qu’est P.O.L) invite à ne pas trop le lire à partir de ce critère : comme littérature.
Paradoxalement, ça invite à en apprécier l’effet formel : dispositif en versets — mais qui renverse la solennité coutumière du verset. Celui-ci est projeté, entre alanguissement « nouille », saccades comiques et chutes d’acrobate aux concetti, à proximité d’une sorte d’oralité « relâchée » — pas tant que ça, du coup.
Quant au contenu (l’école et ses mésaventures) : il enfonce pas mal de portes ouvertes. Mais sur un ton (témoignage subjectif grinçant) qui les fait assez violemment (ou bouffonnement) claquer, les portes.
J’étais un « hamster », aussi, dans les lycées où j’ai travaillé. D’une autre façon que N. — car plus familier de l’institution scolaire (vu ma parentèle) et enseignant à une époque dont je mesure chaque jour à quel point elle était différente. Tout aux jeux et aux ruses de la « pédagogie », absent aux débats administratifs et politiques internes (sans en penser moins pour autant), aussi peu visible et loquace que le permettaient les obligations du métier, et n’évoquant jamais mon autre vie (d’écrivain). Sous-marin entre deux eaux ironiques. N’observant les activités non enseignantes que via un périscope furtivement et le moins souvent possible sorti.

 

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18/01 [penser]

Pierre me fait part des réactions aux pages de mon journal mises en ligne hier sur sitaudis. Ce sont surtout des prises de position politiques : pour ou contre ce que j’écris de la « haine » exprimée par les Gilets jaunes.
C’est que l’activité « intellectuelle » se réduit souvent à l’émission d’opinions (d’abord politiques). Ça veut dire que peu pensent.
Si publier un « journal » a de l’intérêt, c’est
1/ pour que l’alternance bousculée des fragments démontre mezza voce que penser désire moins l’opinion que la déroute de l’opinion.
2/ pour faire ici et là éprouver qu’il y a des moments où la pensée rationnelle découvre son seuil d’incompétence : quand le réel sensible pose un défi que ne peut relever que l’effort de représentation artistique (poétique).

 

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19/01 [Etat]

Il ne faut pas s'étonner (mais on a raison de s’en énerver) du peu de compétence de nos gouvernants dans la crise sanitaire actuelle. Ces gens ne veulent de l’Etat que sa puissance de répression. Pour le reste, ils sont « libéraux » : le moins possible d’intervention des pouvoirs publics, d'aides solidaires. Quand une situation (la pandémie) met l’Etat devant ses responsabilités (rend urgente et inéluctable son intervention), il ne savent tout simplement pas faire — et n’ont d’autre choix que de bricoler des mesures maladroites sur fond de rodomontades et de palinodies.

 

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20/01 [bouffonneries]

J. Renaud oppose aux « potacheries » txtiennes la « gravité » de la littérature.
Je ne suis pas moins que lui sensible à cette gravité. N’aurais pas écrit, sinon, sur Lucrèce, Hölderlin, Ponge, Guyotat…
Mais, très souvent, l’affectation de gravité et de profondeur n’est que le masque de la bien pensance et de l’académisme. Ainsi chez d’innombrables poètes. Souvent ceux qu’aiment les professeurs : ceux que je voyais, quand j’étais enseignant, se piquer de modernité parce qu’ils se gargarisaient du Char le plus tendu du mollet vaticinant, ou, pire, des falbalas de Saint-John Perse.
À ceux-là on aura toujours envie de lancer le merdRe ! jarryque. Et de leur faire… des blagues (mauvaises, nulles).
Publier une revue, si elle n’est pas simplement académique/anthologique, c’est toujours faire une sorte de blague moqueuse à l’institution littéraire, éditoriale, universitaire.
Mais à chacun de trouver le lieu précis où vibrent, parce que là gît l’inquiétude qui le maintient éveillé, quelques réponses stylées qui subliment l’angoisse en beauté. Ces réponses s’énoncent ici dans la bouffonnerie (Rabelais, Jarry, Queneau…), là dans la gravité (d’Aubigné, Rousseau, Bataille…). Mot d’ordre : pas de hiérarchie entre les deux !

 

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23/01 [Badiou]

Michel Surya s’amuse que j’aie dit dans mon Journal préférer Clémens à Badiou. Ça ne concernait que ce qui fut dit sur les Gilets jaunes. Badiou : des considérations dogmatiques d’une cohérence impeccable (ce genre de cohérence qu'assez souvent on peut appeler névrose) mais peu soucieuses du « réel » nouveau et fort méprisantes pour ceux qui s’agitaient sur les ronds-points.
Codicille : ce que j’ai lu de Badiou sur l'amour (c’est, soyons poli, d’une extrême platitude) ou sur la poésie (c’est d’une banalité pénible) n’incite pas à en attendre beaucoup — côté politique y compris. Surya pense autrement. C’est sûrement lui qui a raison, qui a vraiment LU le « vieux camarade » Badiou.
Mettons donc que je n’aie rien dit.

 

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29/01 [sublimation]

Un artiste renommé, Claude Lévêque, est dénoncé pour des faits de prédation sexuelle.
Ceux qui célébraient son travail se défendent : « on ne savait pas ». Ceux qui ne nient pas avoir su disent leurs regrets de s’être tus et d’avoir abandonné à leur sort les victimes du prédateur.
Tous campent sur le terrain des mœurs et de la loi. Aucun n’interroge l’œuvre.
Supposons que faire un peu sérieusement de l’art, ce soit, comme le disait Georges Bataille, essayer « d’aller jusqu’au fond de ce que signifie l’homme ». Ce fond, au regard des morales, n’est jamais joli. Au regard des lois, il est souvent criminel. C’est même pour cela qu’il a fallu des morales et des lois.
Des tragiques grecs à Guyotat, via Sade, Baudelaire ou Genet, le « grand » art a partie liée avec l’immondice et le crime. C’est son souci, sa question. Et la matière de ses représentations. Non pour s’y complaire stupidement. Encore moins pour y adhérer sauvagement. Mais pour trouver des formes capables d’en produire la sublimation.
Sublimation ne veut pas dire seulement miraculeuse conversion en beauté de l’immonde et du crime. Mais formation symbolique qui donne à celui qui l’invente les moyens de ne pas passer, dans le réel, à l’acte criminel ou immonde.
Voici un artiste qui est passé à l’acte. Pas incidemment (par une sorte de lapsus). Mais, semble-t-il, de manière constante. Qu’il soit donc, comme tout un chacun, condamné pour ces actes — si en décide un procès. Et que ceux qui savaient et ont, par leur silence, abandonné à leur sort les victimes aient, au moins, des comptes à rendre à leur conscience.
Mais l’œuvre ?
Constatons simplement, qu’elle n’a pas su faire son travail de sublimation. Peut-être, du coup, n’était-elle pas si sublime qu’on l’a dit ? La « profession servile » (comme dit Christian Bernard — qui en est) des responsables institutionnels a vu en Lévêque « l’un des meilleurs artistes de sa génération ». S’est-elle emballée un peu vite ? N’aurait-elle pas (comme assez souvent) pris pour du grand art une inventivité possiblement décorative, spectaculaire, d’une brutalité un peu chic ? N’est-ce pas cela qu’elle a du mal à reconnaître ? Et que lui permettent de ne pas admettre aussi bien la dénégation (« des agissements de l’artiste je ne savais rien ») que l’adhésion précipitée au chœur (« qu’il soit désormais pénalement puni et artistiquement banni des scènes »).

 

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31/01 [à la guerre comme à la guerre]

Dans les archives de mon père (où je cherche à vérifier une date pour Chino au jardin), je trouve ce « mot de billet », comme on disait, griffonné sur papier boucherie par sa logeuse de Valognes (Normandie, 1944 — sous les bombes) :
« M. Prigent seriez-vous assez aimable de demander demain les épluchures de légumes chez Mr. Mouchel, la bonne vous les remettra et veuillez les donner à mon lapin quant a ma chatte je vous la confie elle peut jeuner après avoir manger du saucisson
Pour le lapin veuillez demander à Mme Legendre qu’elle lui donne quelque chose aujourd’hui
Remerciements
Mme Lepley ».

 

[1] Cette formule vient de mon livre Le Professeur, dont * me parle ces jours-ci.