Ce qui sauterait aux trois yeux du Martien fraîchement débarqué d'Éric Pessan par Grégoire Damon

Les Parutions

17 sept.
2019

Ce qui sauterait aux trois yeux du Martien fraîchement débarqué d'Éric Pessan par Grégoire Damon

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La nouvelle a totalement échappé à la presse de l’été : pendant que les juillettistes et les aoûtiens se livraient à leur annuel duel à mort, que des vieillards subissaient les effets de la canicule, que des migrants avalaient leur dernier bol d’air en Méditerranée, que le G7 se réunissait à Biarritz, que les dispositifs de sécurité bloquaient le quart sud-est de la Frrance, que les premières dames (sauf M. Merkel) visitaient un village touristique et se faisaient offrir du linge de table et des colliers de piments, que des blondinets en sarouel (grave erreur) et dreadlocks (grave grave erreur) se faisaient diriger vers le bas-côté par des flics en armure complète, que Vladimir Poutine n’était pas là, que des gilets jaunes résiduels continuaient pour l’honneur la guerre des ronds-points, que d’autres s’insurgeaient contre l’acharnement de ces fachos de gilets jaunes, que des millions d’anonymes continuaient d’en chier dans leur coin, pendant ce temps, dans l’indifférence générale, un petit gars de Mars débarquait sur Terre. 

 

Où s’est posé son vaisseau n’est pas précisé. Sans doute en un lieu plutôt urbain, plutôt peuplé. Du Martien lui-même, on ne sait rien non plus, si ce n’est que ses trois yeux lui permettaient de voir à l’intérieur des crânes, des affects, des sexes :

 

Un qui a froid et qui avance tout de même.

 

Une qui tente de réanimer les rêves.

 

Un qui aimerait le silence parfait dans son absolue densité.

 

Une qui éternue deux fois, à vos souhaits à vos amours, et qui éclate en sanglot.

 

Un qui le matin la chatouille tant qu’elle se laisse prendre joyeusement, il a la jouissance rieuse ; et le soir, alors qu’elle s’en retourne le voir, elle apprend des voisins qu’il s’est flanqué par la fenêtre.

 

Une qui hésite à écraser une araignée, elle ne sait pas quelle vie est plus importante dans la balance. 

 

(…)

 

Un qui serre dans la poche de son pantalon le manche du couteau et espère qu’un jour une provocation lui donnera l’occasion de s’en servir.

 

Un qui à peine sorti de table tire des plans sur le prochain repas, ce n’est pas la peur de manquer, c’est la joie de mâcher, de fourrer en lui des quantités à en exploser, d’être dans le contentement du ventre, après tout il a les moyens, non ? 

 

(…)

 

Un qui Marre mais marre de marre vous me faites tous chier vous entendez ? vous me faites tous chier autant que vous êtes. 

 

Hommes et femmes : des unités juxtaposées, qui se croisent sans en faire grand-chose. Dans sa première partie, le livre d’Éric Pessan fait un peu penser à La Vie de Régis de Sá Moreira, la légèreté en moins. L’auteur montre une volonté sinon d’exhaustivité, du moins de ratisser le plus large possible, quitte à ne pas s’épargner soi-même :

 

Une qui La poésie ? Vous rigolez ? 

 

Un qui s’approche de moi alors que je suis dans un café à écrire ces lignes, me regarde, et me demande si mon roman avance. 

 

Notons que même si le Martien avait eu une quelconque intention hostile à notre égard, il arriverait un peu tard : nul besoin de technologie laser ou d’arme biologique pour rendre la Terre à peu près inhabitable, nous le faisons très bien nous-mêmes. Avec des moyens très humains, qui font chacun l’objet d’une des quatre parties du livre : une incapacité généralisée à communiquer, un imbécile qui parle plus fort que les autres, une indifférence confortable, une capacité au rêve ayant tendance à inhiber l’action. 

 

Car juste après le tour d’horizon d’une humanité aussi gavée que frustrée, l’imbécile entre en scène. Son truc à lui, sa drogue, c’est le fanatisme. Religieux, en l’occurrence : 

 

L’imbécile a dit que les martyrs auraient de la chance parce qu’au paradis des cohortes de fillettes suceraient leur queue, offriraient leurs orifices et qu’ils gagneraient d’elles tout ce que dans leur violente rudesse ils ne seront jamais capables d’obtenir de leur vivant ;(…)

 

Mais les oripeaux religieux qui lui donnent une « voix d’imbécile c’est-à-dire assurée et ferme, emmurée dans ses convictions bourbeuses, épanouie et radieuse » ne sont finalement qu’un prétexte, car : 

 

L’imbécile a dit que ce que sa queue demandait, ce que son poing réclamait, ce que sa stupidité souhaitait, et il a ajouté que c’était la volonté de Dieu pour satisfaire sa queue, son poing et – surtout – ne jamais se fatiguer à discuter avec autrui, et que, ça tombe bien, de toutes choses l’imbécillité est la mieux répandue

 

Amusons-nous à remplacer Dieu par Nation, Race, Marché, Valeurs Républicaines, tous les mots à majuscules : on obtiendra un résultat analogue. Mais quelle que soit l’idéologie dans laquelle son poing, sa queue et son imbécillité trouvent leur expression, l’imbécile possède seul la capacité à l’action. Car l’imbécile ne doute pas. Il sait. 

 

L’imbécile a dit qu’il était fort et c’est sans doute vrai : sans pitié, sans esprit, sans bonté, sans compassion, sans intelligence, on est fort, comme est fort un caillou lancé sur un crâne, une épée enfoncée dans un ventre, une balle qui ne sait dévier de sa trajectoire.

 

Pire, de toute l’humanité désemparée qui se débat dans les pages précédentes, il est le seul qui peut se targuer d’une tradition – donc du réconfort d’une voix humaine, toute imbécile, gonflée de certitudes, de haine de la pensée, de l’art et du progrès qu’elle soit : « les paroles que profère l’imbécile lui ont été soufflées par un autre imbécile qui les tenait d’un imbécile plus vieux qui les savait de son père l’imbécile, et ainsi de suite » – l’imbécillité est peut-être une force destructrice, mais c’est aussi un remède contre la solitude. 

 

Pendant ce temps, le reste de l’humanité regarde ailleurs. Des gens se noient en mer, les sociétés se paupérisent pendant que dirigeants de sociétés et actionnaires s’enrichissent, la terre pourrit, qu’y pouvons-nous ? La vaisselle est à faire, la pelouse à tondre, le matelas est trop douillet pour lever le poing – et quand survient une nouvelle figure, sœur ou suite logique de l’imbécile, dans quatre pages assez hallucinantes que je vous laisserai découvrir, quand se faire bouffer tout cru n’est soudain plus une métaphore, c’est trop tard :

 

Nous n’avons pas été assez attentifs, et nous avons mille excuses de ne pas l’avoir été : il fallait vivre, il fallait avancer, il fallait être heureux, nous sommes requis à construire nos vies et quand nous comprenons, c’est fini : nous sommes au menu du cannibale, le pli est pris depuis bien longtemps, c’est le problème des capitulations insidieuses : on peine à en dresser l’inventaire. 

 

Que montrer alors au Martien qui soit à notre crédit ? Pessan est explicite là-dessus :la pensée, l’amour, l’art – art qu’il oppose à la culture, laquelle servant seulement de marqueur social et d’instrument de distinction : 

 

Une nouvelle baisse des aides sociales dressera ses pinces vers nos bustes, nous verrons comment elle saisira les plus faibles pour les sectionner en deux afin de se délecter du mou de leurs entrailles, nous n’en croirons pas nos yeux, nous sommes civilisés, nous faisons le voyage régulièrement pour voir au Louvre les splendeurs nées des mains des artistes, nous allons aux opéras et gardons dans nos portefeuilles nos cartes d’abonnement aux saisons culturelles (…). 

 

Ce n’est pas seulement notre manque d’empathie qui fait de nous les complices objectifs de l’imbécile : c’est notre incapacité à simplement réaliser le malheur de l’autre, et à nous rendre compte que nous pourrions être les prochains sur la liste. Ce constat, seul le Martien semble être en mesure de le faire – et, peut-être, le poète inventeur dudit Martien.

 

N’étant pas sadique, Pessan entrouvre la possibilité d’un peu d’espoir, tout à la fin. Ici, pas de révolution, mais des petits gestes. Certains lecteurs trouveront sans doute ça simpliste, voire fleur bleue. Personnellement, voir un trader fuir une bouillie de chiffres, ayant perdu la foi dans leur valeur supposée, une femme résister au réveille-matin et se rendormir, un huissier qui au lieu de saisir les meubles d’une famille surendettée égare intentionnellement le dossier, un architecte se rendant à une réunion comprendre « qu’à cette minute, il est plus important de boire une bière que de répondre aux questions obscures des élus » et d’autres belles et improbables choses dans ce genre, me fait tout chaud dans le ventre. Plus science-fiction encore : 

 

Des mains retiennent des portes qui ne claquent plus, les automobilistes se cèdent le passage et s’envoient des petits signes complices. 

 

 

Mais Pessan ne va pas jusqu’à la naïveté : assez ironiquement, cette partie s’intitule « La grande plaisanterie ». La poésie ne sauvera pas le monde. Ce n’est pas une raison de désespérer d’elle : avec sa phrase rugueuse et sinueuse, presque incantatoire, ce texte a quelque chose des memento mori de l’art baroque, et l’auteur quelque chose du courage apocalyptique des adolescentes du type Greta Thunberg, de l’endurance des militants communistes révolutionnaires qui continuent de tracter sur les marchés de producteurs alors que la bataille est perdue depuis des décennies. Et tout vaut mieux que le cynisme, n’est-ce pas ? 

 

 

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