Danielle Mémoire, Noms, prénoms, titres et sobriquets par Brice Liaud

Les Parutions

19 juin
2024

Danielle Mémoire, Noms, prénoms, titres et sobriquets par Brice Liaud

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Danielle Mémoire, Noms, prénoms, titres et sobriquets

 

 

Chaque nouveau livre écrit par Danielle Mémoire s’ajoute à un édifice littéraire unique. La lire c’est assister au foisonnement des fictions qui s’inscrivent dans des formes sans cesse renouvelées. La logique et la rigueur de son système sont soutenues par un travail de la langue qui frôle parfois le vertige. Noms, prénoms, titres et sobriquets fait partie de ses livres traitant du « Corpus » à propos duquel il faut dire deux mots à destination de celles et ceux qui liraient cette autrice pour la première fois.

 

Depuis Modèle réduit (P.O.L, 1999), l’œuvre de Danielle Mémoire est agitée par les mêmes personnages – qui ont des noms (Blot, Touroude, Cavagnole), des prénoms (Athanase, Eulalie, Parise…), des titres (Lady, Sir, le Marquis et la Marquise) ou des sobriquets (l’adorable petit monsieur, la noblesse roumaine…) –, en un nombre déterminé de lieux imaginaires – Brioine, Ravenelle, Sainte-Ulmère ou Pommière(s). En ces lieux, un château et sa vaste propriété, une auberge, le village. Le cœur de l’intrigue : une masse textuelle imaginaire, le Corpus. A-t-il un auteur unique, ou est-ce un ensemble d’auteurs constitués en Cercle ? Ou bien, au contraire, le Cercle feint-il d’être un auteur unique, ou l’auteur unique invente-t-il un Cercle ? Quant au contenu du Corpus, il est inconnu, tout comme sa taille virtuellement infinie.

L’art de Mémoire consiste à sans cesse rebattre les cartes de ce jeu si plaisant dont on ne connaît pas les règles. L’identité et le rôle de chaque personnage évoluent en de multiples possibles appelés « espaces de la fiction ». À travers l’apparent ressassement des mêmes interrogations, les détours de l’écriture abordent de nouvelles questions. Car là où l’autrice est virtuose, c’est d’une part dans sa capacité à brouiller l’écriture par ses multiples incises, et d’autre part dans sa maîtrise du procédé de la mise en abîme.

 

Aux nouveaux lecteurs de Danielle Mémoire, je dois dire que Noms, prénoms, titres et sobriquets en constitue une bonne entrée en matière, car toute la complexité de son univers se trouve disséminée dans de courts alinéas. Dès le titre, liste en lui-même, la multiplicité des personnages, ou plutôt de leur identité, est affirmée par le pluriel ; et la quatrième de couverture de nous rappeler qu’ils sont des membres du Cercle. De là doit-on comprendre que les entités qui le forment ne sont que des noms, des prénoms, etc., attribués à des figures abstraites ? Rappelons que le mot personnage vient de personne issu du latin persona, qui désigne d’abord le « masque d’acteur » dans l’antiquité. Or le brouillage et l’interchangeabilité des personnages sont manifestes dans toute l’œuvre de Mémoire. Ce titre-liste annonce-t-il un nouveau livre-index comme l’ont été Les Personnages (2000) et Les Auteurs (2017) ? Après la dédicace (un autre nom…), une citation en exergue des deux premières phrases du chapitre 46 du premier livre des Essais de Montaigne*. Au seuil du livre, l’autrice est-elle en train de nous avertir qu’elle va nous raconter des « salades » ?

La première chose qui saute aux yeux c’est le dispositif ici employé. Cette forme est inédite dans l’œuvre de Mémoire. Il s’agit d’une sorte d’acrostiche : chaque chapitre est divisé en paragraphes dont la première lettre, composée en caractère gras, forme le nom complet d’un personnage. Vingt-sept chapitres donc, et autant de noms qui planent au dessus d’eux à la façon de fantômes – « Ou un seul fantôme sous beaucoup de noms. » esquisse-t-on page 15. Cependant, si cette astuce typographique souligne la présence discrète d’Anne, de Conrad, d’Esclarmonde, de Marie la Petite ou du Professeur Kappelkinger, ils ne sont pour autant pas les sujets des alinéas qui les constituent. La lettre initiale est une simple amorce, un prétexte à ouvrir de nouveaux pans de fiction. Si certains relèvent explicitement du Corpus – ce sont ses personnages qui s’expriment –, d’autres semblent davantage de nature autobiographique.

 

Au-delà de la beauté de la langue toujours maniée avec la plus grande précision, et du véritable jeu d’ombres qu’on ne se lasse pas de voir à l’œuvre, ce nouvel opuscule du Corpus est touchant par la légèreté avec laquelle des confidences – ou peut-être ce qui apparaît comme tel ? – sur la vie et l’œuvre de l’autrice semblent affleurer. Son rapport aux personnages, aux langues, à ses précédents livres (ou d’autres imaginaires), alternent avec de courtes incises venant alléger le texte. Elles apportent aussi l’humour qui n’est jamais absent de cette machination qu’est le Corpus ! Ou la lecture comme une course de désorientation orchestrée par l’autrice qui se plaît à mêler indices et fausses pistes dans ce vaste terrain de jeu nommé littérature. Ainsi par endroits le texte se commente-t-il lui-même, jusqu’à tenter d’entraver son propre déroulement : « Y avait-il rien pour lui interdire d’enchaîner, sans autre soucis de transition, les paragraphes ? » (p. 68).

Le dernier alinéa finira bien par arriver, mais il n’est que l’apparente limite d’une œuvre immense de ses innombrables possibles et dont tout nouveau prolongement ne manque pas de nous ravir.

 

* Dont voici la translation en français moderne de Guy de Pernon : « Quelle que soit la diversité des herbes, on les désigne toutes ensemble sous le nom de « salade ». De même, en ce qui concerne les noms, je m'en vais donner ici un ramassis de diverses choses. »

 

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