Dictées de Philippe Beck (2) par Frédéric Durieux

Les Parutions

04 mars
2018

Dictées de Philippe Beck (2) par Frédéric Durieux

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PASSERELLES & SCIENCES FICTIVES DE PHILIPPE BECK

 

Le dernier livre de poésies de Philippe Beck consiste en grande partie d’une suite de textes qui sont dictés par des musiques entendues en direct. Cet exercice est d’autant plus rare que c’est toujours à partir de poésies que des œuvres musicales sont composées et non l’inverse. Ce renversement de l’inspiration, du souffle, est d’importance, unique à notre connaissance.

 Dès le début du livre, le premier poème lance la courbe formelle de l’ouvrage et nous avertit : 

 La Nuit Musiquante et Pensive.
La
science-fictive.

 Il poursuit notre mise en condition ainsi :

 Oreille est la personne d’un monde sans lumière.
Ou son personnage conceptuel –
un répétiteur. Le coquillage ambulatoire.
[…]

 Puis :

Je peins le Domaine latéral
qui fuit de la bande flottée.
[…]
métaphores décalées et périphrases claires […]

 Les citations de Philip K. Dick et le titre du premier poème de l’ouvrage, Correspondances pythicales, nous alertent : stimulé par et depuis des musiques entendues le poète énonce des mondes parallèles, aussi réels et nécessaires que celui dans lequel nous sommes enfermés et bloqués par des contingences finalement inhumaines et machinales, même si virtuelles. Peut-on faire confiance à une société qui parle de temps réel et de réalité augmentée ? Les mondes-fictions et symboliques de Beck (ou de Dick) nous sont aussi nécessaires et vitaux, sinon plus.

 Les divers signaux envoyés au fil des deux premiers poèmes du livre, Philippe Beck nous livre ensuite ses textes-dictées, entre musique et poésie, visions d’un réseau de connexions à l’intérieur d’une culture et de ses pratiques, loin de toute compartimentation. Il n’y a pas pour Philippe Beck de domaines étanches, sortes de communautarisme des pratiques (artistiques) qui ne seraient dédiées qu’aux seuls collègues et spécialistes. Tout art est prolongé inévitablement par des passerelles entre différents domaines, communications sans propagande, destinées avant tout à être adressées à qui de droit, c’est à dire aux âmes de bonne volonté. Ces échanges entre deux disciplines sont d’importance dans un monde où sont installés avant tout des tuyaux qui tournent à vide. La citation de La Fontaine, en exergue de l’ouvrage, confirme cette idée et souligne l’importance de l’action physique et spirituelle : « Si un luth jouait tout seul, il me ferait fuir, moi qui aime extrêmement la musique » - préface aux Amours de Psyché et Cupidon (1669). C’est dans et par le corps que s’interprètent poèmes et musiques, et que peuvent s’élancer les passerelles pythicales que Philippe Beck nous découvre. Au croisement orthogonal du sens et du son, le poète, puis le lecteur, deviennent interprètes, contraires des exécutants qui ne peuvent que saccager, réduire ou laminer, rassurés par l’injonction et les objectifs.

 Ce livre, s’il dévoile et met en relation des mondes parallèles, est aussi une affaire de temporalités car musique et poésie sont arts du temps. Surtout pour ce qui concerne la musique savante ou d’art, si improprement nommée classique. Cette musique, comme la poésie, est écrite, prend le temps de se construire pour se révéler non pas dans mais par l’écriture. Incarnée par l’interprète, délivrée par lui (ou elle, bien entendu), elle est un espace dans le temps qui se déploie et nous décentre afin d’aller chercher d’autres cavités de nos sensations par notre écoute. Le poème serait-il autre chose si ce n’est qu’il nous permet d’entendre loin et voir profondément. Les poésies de Philippe Beck, provoquées par l’écoute d’œuvres diverses d’assez courtes durées – anciennes et actuelles - sont remarquables par leur art du temps. Elles savent vous conduire par des vitesses variées et des caractères multiples, j’allais écrire des allures. Ces textes font de vous un interprète, une alliance entre ce que Beck écrit et ce que le lecteur lit. Cette variété et virtuosité dans le jeu des temporalités sont rares et bienvenues. Méfions-nous de ceux qui sombrent dans l’élégie perpétuelle et la lamentation molle. La Poésie est action, fût-elle entourée de méditations. Lire Beck c’est passer de la lecture silencieuse à la lecture sonore, le son, la matière du texte, jouer avec le/les sens, ceux des sensations et des significations. Des espaces relatifs de consonances et de dissonances défilent au fil de la lecture, emportés par le rythme des mots (aussi bien courants que néologiques), puis on s’arrête ou ralentit soudain par le rythme d’un vers, une réflexion, une quête de sens, une image inattendue comme certaines musiques contiennent l’inouï. Les tempi de Philippe Beck sont alertes, méditatifs, espiègles quelquefois, divers assurément. Poésie et musique comme tout œuvre d’art sont avant tout des artifices et des concentrations de données qui s’activent au sein d’une projection formelle dynamique. Hölderlin, jumeau de Beethoven, nous l’avait dit : « Vivre, c’est défendre une forme ».

 Ce livre est également un acte de foi, de celle qui croit encore aux rencontres entre les personnes et les arts au-delà de l’immédiateté, de la rentabilité et des normes. À partir de la musique, une autre écoute s’installe et provoque des associations à la fois universelles et toutes personnelles. Cette dialectique de l’échange entre deux domaines artistiques provoque d’autres analogies et symbioses chez le lecteur. Un monde de possibles surgit de ces poèmes qui luttent contre l’isolement et l’entre-soi. À ce propos, il est très intéressant et stimulant de rechercher et d’écouter les œuvres qui ont dicté ces poèmes ; ne pas le faire serait se priver d’une part essentielle de ces textes qui ont certes leur autonomie mais qui proviennent de ces musiques. Le monde clos et automatisé n’est pas une fatalité, les poèmes de Philippe Beck nous en convainquent. Les différents domaines artistiques (et donc humains) ont leurs nécessités et raisons d’être particulières, mais leurs échanges et dialogues permettent paradoxalement l’enrichissement respectif des deux parties. On saura gré à l’auteur de ne pas s’agripper aux titres des partitions pour forcer le trait et leur faire dire ce qu’elles sous-entendraient, comme on enfonce un clou de force sans trop savoir ce qu’on va y accrocher. Finement, les œuvres ne sont évoquées que par leur titre ou numéro d’opus, Beck se situant à la bifurcation du non-langage (la musique) et du langage (ici les poèmes). L’auteur n’a heureusement pas recours à des descriptions à partir des titres ou du caractères premiers des musiques pour leur faire dire ce qu’elles ne peuvent de toute façon.

 Le musicien que je suis se trouve alors dans une situation unique puisque je ne pourrai écouter tout à fait comme avant certaines de ces pièces musicales sans repenser aux poèmes associés de Beck. Ce dernier s’attaque à un de mes compositeurs-fétiches, de ceux qui ne peuvent que vous poursuivre pour toujours une fois qu’on les a fréquentés soit en les jouant, soit en les écoutant. Schumann est de ceux-là, et ce depuis longtemps. Beck aborde, ou plutôt s’est fait abordé par la septième pièce des Waldszenen (Les Scènes de la Forêt) op. 82 ? Cycle faussement simple et charmant. Cette septième pièce, Vogel als Prophet (que l’on traduit généralement par L’oiseau-prophète), demeure une pierre saillante dans le cycle. Et d’aucuns d’y voir, tristes sires, une imitation du chant d’un oiseau. Ah oui ? Lequel je vous prie ? Cette partition est une énigme, avec ses traits étranges, certes virevoltants donc évocateurs quand on reste collé au titre – les titres des partitions, autres que génériques, sont assurément des pièges. Schumann n’a jamais voulu imiter le chant d’un oiseau mais, certainement, certains chants d’oiseau l’ont poussé à inventer de nouvelles figures musicales, moins usuelles. Puis le fantastique de E. T. A. Hoffmann, ce compagnon de lecture, ramène Schumann à un cortège de sensations diverses, comme des tableaux rêvés, que nous ne connaîtrons jamais mais qui sont présents dès que l’on aborde l’interprétation de ces pages. La musique n’est pas que musique et peut aussi nous rendre voyant. Philippe Beck se situe bien à cette jonction lorsqu’il écrit son poème et sa lecture me trouble au point qu’elle marquera dorénavant la réécoute de cette œuvre. Il rajoute au mystère et bouscule l’entendement par ses images réelo-fantastiques :

 Avec des ailes-béquilles, l’oiseau bat
l’air dans l’époque. Et Parenthèse de Corps a peint
la cour où il souffle en rond pour des dormeurs,
papillons de vallée
sur la Carte de Rude.

[…]

 Des chambres font des cours,
et Schumann dessine la branche rare
où l’avenir aéré glisse au gosier
d’un chanteur plumé,
usé de rêves muets.
Gosier peut entrer dans la forêt
ou le Marché qui représente la manche.

 L’analyse (personnelle) de ce texte serait trop longue mais les images fortes s’agrippent à votre esprit et le marque par une étrange fiction, sorte de science-friction énergique et pourtant rêveuse. Rêve-action et images dérangeantes, en dégradé de dissonances avant de se refermer sur la consonance du retour à la forêt, lieu du mythe et du fantasque, pendant occidental du désert oriental. En écoutant cette pièce de Schumann, je ne peux que me remémorer dorénavant cette vision dictée :

 […] Il marche pour voler,
arpente la ferme d’un monde
repeint.

L’hommage à Schumann est d’autant plus fort et à la hauteur de son œuvre puisqu’au-delà dans sa folie notoire, revue et corrigée par un Romantisme mal lu et incompris. Beck installe une distopie, un espace qui est un trou dans le temps, entre hier et aujourd’hui, toujours et jamais. C’est l’œuvre de Schumann qui dicte le poème et non sa biographie déformée par les oiseaux du malheur qui se délectent des anecdotes, pourvu qu’elles soient douloureuses. L’oiseau prophète de Schumann, comme celui de Beck, sont oiseaux de feu et présences pythiques.

Pour finir, l’ultime poème de ce livre, Sortie au bureau nuageux, pendant des deux premiers qui introduisent l’ouvrage, est une excroissance libre de toute partition préexistante qui marque la fin du parcours formel. Ce poème frôle l’enfer, « Grave = fond obscur » et « Gravitée Enfermée » avant de retrouver l’espoir car :

 […] chaque
vibrement lecteur est une Cité Déplacée,
un diamant-mémoire plutôt
qu’une existence sans monde.

 Les derniers vers délivrent sans doute une des clefs de ce livre qui propose et questionne :

 […] De ces rides
usées sort la véritable existence
de l’enfant équipant les paumes
d’entendement.
Musique dégrise l’enfance entendue.

Comme quoi la rencontre avec la musique, autre science-fiction (cf. le chapitre XII de Contre un Boileau, du même auteur, ed. Fayard), a provoqué un poème impossible sans ces dictées-croisements-de-mondes. Ce livre est comme un réseau de passerelles et d’échanges fragiles qui restent néanmoins puissants à qui sait voir et écouter, pour finalement entendre sans se voiler la face.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Flammarion, 2018
coll. Poésie dirigée par Yves Di Manno
246 p.
19 €

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