Je (E.E.Cummings) par Thierry Gillybœuf

Les Parutions

09 juin
2002

Je (E.E.Cummings) par Thierry Gillybœuf

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Je:six inconférences de E.E. CUMMINGS
(…ditions Clémence Hiver. B.P. 13 - 30610 SAUVE)




Disons-le sans ambages, Jacques Demarcq est assurément le meilleur passeur (au sens larbaldien du terme) du verbe cummingsien. Avec l'art et la patience du ciseleur poétique qu'il est lui-même, il sait en restituer toute la vitalité, parce qu'il s'est pénétré de sa dynamique comme il l'exprime dans son ì après-fasse " :

Tu prends un poème : c'est un être vivant. Ne va pas immédiatement le déchiffrer, le déboutonner mot à mot comme un assoiffé de sens. Contemple ses formes, de loin. [... ] Regarde surtout comme il bouge : ses glissades, strophes, ses bonds, sa façon de traverser la page. La beauté est ainsi faite que c'est d'abord aux mouvements de son corps que l'on devine son âme.

On entre dans ces inconférences comme un auditeur en retard prend place dans la salle où s'apprête à parler le poète, et dès les premières lignes, on ne lit plus, on entend sa voix qui est silence généreux et nerveux, chant fluide et enthousiaste. Cummings, ì le lyrique, le magicien du verbe, l'amoureux du moindre, l'anticonformiste, invité en 1952-1953 dans ce nid d'intellectualisme qu'est l'Université Harvard " (JD) donne là, pour reprendre la pertinente formule de Georges Perros, un merveilleux ì cours d'ignorance ". À près de soixante ans, il ne sait pas, n'a jamais su : il apprend toujours, seule forme possible de la liberté en art. Enfant terrible de la poésie américaine, il est alors l'auteur d'une douzaine de livres de poésie, trois pièces de théâtre, deux récits, et son verbe vif et iconoclaste, souvent imité mais jamais égalé, déconcerte et irrite la critique officielle.
Partant, on peut s'étonner (et Cummings lui-même ne fut pas le moins surpris) de ce que le président de la très-officielle Université Harvard (où il avait été étudiant de 1911 à 1916) le conviât en 1952 à y donner une série de conférences dans le cadre de la Chaire Charles Eliot Norton, où l'ont précédé T.S. Eliot ou Thornton Wilder, entre autres. Pour Cummings, qui préfère de loin son havre de Greenwich Village, ces inconférences et le séjour sur place qu'elles imposent, ont quelque chose du retour d'Ulysse à Ithaque.
Ardent chantre du présent qui seul offre la liberté de proclamer ì je suis ", il opère un retour sur soi, qui tend à ì recréer un personnage depuis longtemps disparu - le fils de mes parents - ainsi que son monde évanoui " et à dessiner ì l'autoportrait esthétique " de ce je qui est à la fois moi et l'autre. L'exceptionnelle sensibilité de Cummings paraît avoir trouvé là un champ d'expression à sa démesure. Nulle théorisation de son credo artistique sinon celle que suggère et compose la lecture de poèmes pour lesquels il nourrit une dilection particulière ì sans raison ni déraison ", de Dante et Shakespeare à Keats et Shelley. À ceux qui souhaitaient le voir expliquer sa technique poétique, il a déjà répondu dans la préface à ses Collected Poems (1938) :

Les poèmes qui suivent sont pour toi et moi et pas pour laplupart.

En d'autres termes, il nous appartient d'entrer de plain-pied et sans réserve dans son univers à l'opposé du nonmonde de mostpeople. Pour Cummings, l'artiste est ì une éternelle complexité qui offre " :

Un individu à la sensibilité sans limite ; dont le seul bonheur est de se transcender, et que chaque malheur fait grandir.

Comme en témoignera l'alliciante vitalité de ses deux derniers recueils (95 Poems, 1958 et 73 Poems, 1963), ces inconférences proclament un singulier ars poetica tout ì extase et angoisse, être et devenir " qui, parce qu'il ne cesse d'affirmer son allégeance au présent, reste tendu vers le poème à venir.
Signalons en outre un ensemble de poèmes, traduits avec autant d'enthousiasme par Jacques Demarcq, regroupés sous le titre La Guerre Impressions, augmentés de gravures d'Anne Slacik, en une fort agréable plaquette (éditions ?ncrages & C°, 88400 Gérardmer). Nourris de son expérience ì au front " quand il était dans le Service d'Ambulances Norton-Harjes en 1917, puis son internement au ì dépôt de triage " de La Ferté-Macé, en tant que ì dangereux pacifiste ", ces poèmes ne se bornent pas à un refus basique de la guerre, mais en expriment le côté positif en affirmant sa confiance dans le monde sensible, dans un style dont la souplesse n'est pas sans évoquer son contemporain Pierre Reverdy :

Je prendrai le soleil dans ma bouche
et sauterai dans un air mûr
Vivant
les yeux fermés
pour me cogner à l'obscurité
dans les courbes assoupies de mon corps


Ceux qui ne veulent voir en Cummings - que ce soit pour l'exalter ou le dénigrer - qu'un poète iconoclaste et anarchiste, n'ont pas perçu la charge d'émotion qui habite son écriture.
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