sur "Amanscale" par Philippe De Georges

Les Parutions

04 sept.
2002

sur "Amanscale" par Philippe De Georges

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C'est une ville de l'exil : on y est nécessairement étranger. Etranger pour les autres, qui nous sont pareillement étrangers, mais aussi et surtout pour soi-même : l'exil est de structure et cette ville n'en est que le blason héraldique. C'est de Nice, que je parle. Parmi les étrangers qui crurent trouver ici un havre de paix dans le bruit et la fureur du siècle - bruit et fureur les ont généralement rattrapés - il y eut une toute jeune fille qui s'appelait Eva. Elle n'y fut qu'une passante, au sens où elle ne fit que passer, inconsidérément sans doute, et sans être considérée. Eva Freud, fuyant la barbarie, mourut ici des suites tragiques d'une banale histoire d'amour, le jour même de la libération de la France. Je pense à elle, parce que l'été est finissant et que l'arrière-saison a ce parfum de fruit trop mûr pour attendre. Je pense à elle à cause d'un psaume de David, riche de l'humilité lucide qui faisait de lui un Roi. Il y dit, face à l'Eternel : ì Je suis un étranger chez toi ". C'est ainsi en tout cas qu'Erri de Luca traduit ce vers. La Bible de Jérusalem écrit : ì Car je suis étranger chez toi / un passant comme tous mes pères ". Ainsi en est-il de l'existence.J'ai lu il y a quelques jours le beau roman d'une personne qui aime Nice au point d'en faire l'objet même de son roman. Il en est l'objet, et elle en parle, comme on parle d'un être aimé. Cette ville est un objet d'amour, pour le meilleur et pour le pire. C'est une présence et c'est un corps. Comme une femme dont on s'éprend, il y a en elle de la vie, du sexe et de la mort. Et comme lorsqu'on aime, les paroles qui sont dites arrachent l'être aimé à sa contingence et le porte à l'incandescence hautaine d'un être de fiction. La ville s'appelle Amanscale, dans le roman. Elle a ì un goût de Sud très salé ". Sa grève s'allonge en courbe, comme le bras d'une nageuse qui laisse voir son aisselle, ce lieu ì où se réfugie l'odeur la plus fidèle du corps ". Le paysage - où les flots, le ciel et la rive se font mutuellement littoral - est en effet un corps. L'écriture est de la même chair. Le mouvement de la phrase épouse le mouvement des vagues, avec leur recommencement - toujours, toujours. Ce va et vient de sac et de ressac est dans l'ensemble un geste d' apaisement. Mais il arrive que ce qui habite le texte impose soudain un autre rythme, une respiration ample et heurtée, saccadée et violente. Car toute la sensualité des phrases n'abolit rien de ce qui s'agite par en dessous. Les tempêtes sont toujours possibles. La lumière blanche peut devenir aveuglante et crue, la chaleur incendiaire, et la sécheresse embrasée : ì Les seuls paysages qui vaudraient seraient ceux qui appellent l'incendie ". Car au-dessus de la ville, le volcan sommeille. Le volcan, c'est sa nuit cachée. Plus qu'une face d'ombre, c'est son péril secret, menace - ou peut-être promesse - d'anéantissement. C'est ce qui fait que cette ville ne peut pas être le havre qu'elle promet. Son port même est insuffisant. C'est tout juste une escale, ou mieux : une nef à peine amarrée : ì Pas ancrée, pour un rien elle prendrait le large ".On l'a compris : la ville est menacée. Chacun est menacé en son cœur, qui s'agite et qui porte comme Amanscale, sa solitude irréfragable. Chez Maryline Desbiolles, de livre en livre, même la neige brûle. La chair se marque de cicatrices, de blessures. Les personnages sont leurs propres chimères. Ils tirent d'eux-mêmes ce qui hante leurs insomnies : ì C'est elle qui fomentait les monstres qui l'assaillaient ". On trouve là pêle-mêle des faucons, Ariane, des enfants qui meurent et des anges. Depuis Rilke, chacun sait qu'un ange est terrible. En tout cas, aucun ne nous rémunère de la solitude. La sensualité des phrases n'empêche pas que des mots se faufilent dans cette écriture, des mots qui appellent les explosions. Les brûlures marquent l'être plus encore que la chair, ou mieux : rien ne distingue ici chair et être, pas plus que le récit et la voix qui le porte. Les mots sont chevillés au corps. L'âme des mots tresse et tisse ce qu'il y a dans l'être aimé de présence palpitante et d'attente de destruction. Ai-je dit quelque chose de la violence aux doigts de loup qui hante - pour le lecteur que je suis - Amanscale comme tous les textes de Maryline Desbiolles ? En ai-je dit suffisamment, sans déflorer d'autres lectures, pour faire entrevoir ce qui dans ce roman mélange les saveurs de la rage et du désir, du plaisir et de l'inquiétude ? Ai-je transmis quelque chose de la saveur de cette langue et de la suavité vibrante qu'elle traduit ? Les filles sont des amantes, quand aucun Agamemnon ne s'annonce. Ce rivage suscite le mythe, aussi sûrement que l'écume. C'est le pays de notre exil.
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