Ajouter au jour de Dominique Tissot par Pierre Lévis

Les Parutions

08 janv.
2020

Ajouter au jour de Dominique Tissot par Pierre Lévis

  • Partager sur Facebook

 

 

Ajouter au jour de Dominique Tissot est paru aux éditions Le Soupirail. L'éditrice, Emmanuelle Moysan, a fait l'objet d'un article interview d'une double page par Eric Dussert dans le numéro 205 (juillet-août 2019) du Matricule des Anges. C'est le deuxième livre de l'auteur. Le premier, Oiseaux-sables, est paru aux Éditions de l'Amandier. Dominique Tissot a fait de nombreuses publications en revues, notamment : Petite, Rehauts, N47, Écrit(s) du Nord, Triages, Remue.net

Entrer dans Ajouter au jour c'est entrer dans l'espace perceptif d'un narrateur dont le récit, livre de bord plus que journal intime, s'articule autour de trois axes concomitants : (1) le déroulement de son existence, (2) l'évocation d'un personnage féminin, (3) l'observation sensorielle de la nature. Tout part irrémédiablement de celui qui parle, qui agit, qui écrit ce qu'il vit, ce qu'il perçoit. La vie est là, ne peut être que constatée et ressentie. Condamné à vivre : Être ? L’irréparable. C'est une ontologie de la présence plus que du lien. Les êtres, qu'ils soient humains, animaux, végétaux ou minéraux, sont présents l'un à l'autre, mais ne se définissent pas l'un par l'autre, ils existent comme des monades qui se croisent, se rencontrent, entrent en contact de manière contingente, déroulent indépendamment leurs programmes de vie, lesquels échappent au sujet et à son libre arbitre :
Je vais où les mains sans raison vont
Ce sentiment d'être pris dans le grand flot de la vie, des vies, peut aller jusqu'à l'expérience d'être un autre, de se percevoir comme autre chose :
Parfois je prends d'autres visages : brumes, pierres, 
yeuses, tous les éclats, et les échouages, les esquifs vides,
les crêtes salées
D'où aussi les étonnements face à ce qui arrive autour de soi : En lisière, un chevreuil ! le passeur de couleurs !

L'auteur convoque différents procédés d'écriture pour donner corps et couleurs à son récit. On peut ainsi repérer des moments au futur : Ce sera la nuit ; me repaître, de ta nature. Toi de la mienne dans lesquels s'expriment un désir, un rêve, une échappée, un « hors de », une sortie. Des moments  à l'infinitif : Entrer à mi-corps dans le matin froid, qui sont des répétitions de scènes, souvent des épiphanies. Des moments du « nous » :
Nous sommes passagers. Nous sommes désarmés. Nous
sommes attentifs aux bruits dans les feuilles, aux becs et aux pattes,
la mort nourricière
qui englobent, sans les discerner ou les dissocier, à la fois le collectif, l'universel, le « elle et moi », tout comme le « je », l'individuel, jouant alors comme un amplificateur du singulier plus que comme un pluriel.
La ponctuation est très précise et exacte à l'intérieur des paragraphes, ce qui contraste avec l’absence systématique des points à la toute fin de ces paragraphes. Un espace se crée ainsi, chaque partie énoncée en est parfaitement délimitée, mais n'en constitue pas une description complète, finie, ce n'est pas le tout, il n'y a pas de tout, il n'y a que des instantanés, des ouvertures, des appels.

Le personnage féminin, la femme, est celle par qui la sensualité et le désir entrent et fécondent le récit. Elle est le refuge et le ressourcement. La figure maternelle, l'ultime secours :
Ainsi tu es la terre

et je me mêle à toi, tout n'est plus que mémoire, et saut,
C'est aussi un corps rapproché, animal :
L'aube se couche contre nous, ton corps

est chaud
Elle est essentiellement évoquée sous forme fragmentaire : sa peau, sa nuque, ses yeux, sa voix, sa bouche, son visage, la sonorité de ses pas.
Ce que brûlent nos yeux. Dans le noir. Tellement
ta bouche, nombreuse
Elle reste à jamais l'Autre, à la fois partie du narrateur et inaccessible, éternellement présente et étrangère.

Il y a ainsi dans Ajouter au jour une extrême attention et une extrême lucidité qui créent une tension liant les uns aux autres, les êtres, les lieux, les phénomènes. Cette tension que nous restitue Dominique Tissot c'est le tragique de la vie fait d'interrogation, de plénitude, de révolte, d'espoir, de désir, d'envie, d'échappatoire, de sensualité, d'étonnement et de désarroi. Livre singulier, à la fois naturaliste et existentiel, d'une beauté noire et intense.  

 

 

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis