Sans Abuelo Petite de Cécile Guivarch par Pierre Lévis

Les Parutions

23 oct.
2017

Sans Abuelo Petite de Cécile Guivarch par Pierre Lévis

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On peut parler d'écriture romanesque pour sans abuelo petite. On entre dans des vies réelles : celle de l'auteure, de son grand-père (abuelo en espagnol), de sa mère, de sa grand-mère. On est sans doute dans la poésie (Cécile Guivarch a fondé et co-anime le site Terre à Ciel, consacré à la poésie contemporaine, on est aussi d'une certaine manière dans le roman. Mais d'une manière très originale, qui joue sur plusieurs registres de langue.

Le titre nous plonge d'emblée dans l'univers de Cécile Guivarch, petite fait référence aux choses de l'enfance, c'est « la petite Cécile », évoquée dans un autre ouvrage : La petite qu’ils disaient. Abuelo nous renvoie directement à la langue espagnole, langue maternelle de Cécile Guivarch, le grand-père au thème récurrent chez elle de l'héritage humain, de la filiation, du monde des ancêtres et de leurs vies. Cet abuelo « c'est un grand-père inconnu puisque le grand-père qu’elle a toujours connu n’est pas son grand-père. Le vrai c’était un autre, exilé, qui n’est jamais revenu », nous explique Luce Guilbaud dans la préface. Tout un champ de correspondances s'ouvre ainsi avec le reste de son œuvre.

Le livre se construit à partir de trois zones d'écriture, ayant chacune ses caractéristiques propres :

 - sur la page de gauche, en haut, en italique, un texte court, en vers libres, en français ou en espagnol

 - sur la page de gauche, en bas, en romain, un texte court en vers libres (ce motif est parfois utilisé aussi dans les pages de droite, notamment dans les dernières pages)

 - sur la page de droite, un texte en prose, en romain, occupant à peu près la moitié supérieure de la page

Les blancs jouent un rôle important, comme des aplats de couleur dans un tableau : entre les deux zones de texte des pages de gauche et dans la moitié inférieure des pages de droite. Le rendu visuel de cette écriture fragmentaire ainsi que la couverture du livre illustrée par Jérôme Pergolesi, font de ce livre un objet plastique.

Les parties en italiques ont la densité et l’immédiateté des haïkus, tel celui-ci (page 34) :

Tu ne sais pas l'odeur des fleurs de mon jardin
ni la couleur de l'océan d'ici

j'ai poussé sans prendre racine

Il y a une efficacité dans l'expression, entre resserrement et dégagement. L'idée est concentrée à l'intérieur du peu de mots qui la lient, la retiennent, et en même temps quelque chose de puissant se dégage, de l'ordre de la liberté et de l'insaisissable, ainsi l'incipit : Tu es partie avec la malle faite à la hâte/Ne la quitte pas, la main dans la tienne glisse déjà.

Les parties en prose sont peut-être celles qui se démarquent le plus, celles qui passionnent et excitent le plus, de par leur vigueur et leur pouvoir d'évocation. Une scène en particulier revient de manière entêtante, c'est celle du petit-déjeuner, avec de légères variantes d'introduction : J'ai neuf ans. Dix peut-être. Devant le petit-déjeuner. Tartines-Pain-Beurre-Chocolat (page15) ; J'ai neuf ans. Dix peut-être. Devant le petit-déjeuner. C'est comme ça. (page 35) ; J'ai neuf ans et je me demande comment on peut vivre avec une branche en moins dans son arbre. (page 43) ; J'écris ce début depuis mes neuf ans mais il me glissait entre les doigts (page 49) ; Ce matin de mes neuf ans. (page 53). Le début est à chaque fois presque identique, puis le corps du texte prend son autonomie, sa spécificité, pour dire quelque chose de neuf (neuf ans !). Ce sont comme ça que les souvenirs arrivent, c'est la réalité de la mémoire qui n'est pas forcément chronologique, une tentative de reconstruction par petits bouts, et par effet de rythme et d'accumulation. Les gestes quotidiens ont une importance particulière, ils deviennent, passés par la mémoire, des rituels. Le quotidien devient sacré, un sacré immanent, simple, dépouillé de toute référence transcendante, surtout à travers la nourriture qui est nourriture essentielle : les œufs sur le plat, le pain, le lait et la confiture. Les jeux participent également de ces rituels.

La langue évoquée, celle d'origine, celle des souvenirs, est la langue orale, marquée entre autres par l'anaphore Elle dit. C'est une passation qui se fait par l'oral, par les gestes et par la parole. Pas d'écrit ici. C'est à Cécile Guivarch que reviendra la tâche d'écrire. C'est elle qui va témoigner par l'écrit, c'est son travail de poète, c'est toute cette réappropriation qu'elle nous donne ici.

 

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