A dans tous ses états de Bruno Fern et Guillaume Anseaume par Pierre Lévis

Les Parutions

12 mars
2021

A dans tous ses états de Bruno Fern et Guillaume Anseaume par Pierre Lévis

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A dans tous ses états de Bruno Fern et Guillaume Anseaume

 

A dans tous ses états propose un duo, textes écrits et dits par Bruno Fern, musique composée et jouée à la guitare par Guillaume Anseaume. Le CD est un bel objet (Hélène Balcer à l'illustration et au graphisme) paru chez petit label fin 2020. Le titre complet est : A dans tous ses états / c'est rien / que du texte / en 12 pièces montées / ou pas. 14 plages en une Introduction, une Présentation, suivies de 12 parties : 1- À l'origine, 2- Ahhhhh ! (dit-il), 3- A comme Aboli bibelot, 4- A comme Arthur, 5- Ah muse toi, 6- A comme automne, 7- A comme Apollinaire, 8- Lucas mange du chocolat, 9- A comme amuseur, 10- A comme alignement, 11- A comme apparition, 12- A comme absence.

Cette œuvre a été créée en 2013 à la Maison de la Poésie de Nantes lors du festival MidiMinuitPoésie #13, un festival qui se définit comme une ouverture : il propose d’écouter et de regarder différentes manières de dire ou de faire de la poésie. Selon l'indication du programme, la manière ici est celle de la Lecture-Concert. Le lien entre texte et musique pourrait paraître faible dans la mesure où chacun garde une relative autonomie. En fait, l'intensité de l'un vient par effet de voisinage, de résonance, renforcer l'intensité de l'autre, en lui laissant toute sa place, et permettre sa pleine expressivité. Il y a contagion intensive de la Lecture par le Concert et du Concert par la Lecture. Si l'un n'est pas au service de l'autre, le texte sert la musique et la musique sert le texte, éminemment. Il y a de nombreuses correspondances thématiques et harmoniques qui sont autant de dimensions, de perspectives d'écoute réjouissantes pour l'auditeur.

Citons par exemple la thématique de la genèse, du magma des origines, « À l'origine » titre la plage 3, à partir de quoi s'effectue la création, dans le texte, où tout commence par un A, alphabet originaire de la poésie, et se réverbère dans de très nombreuses allitérations ; dans la musique, dans des sonorités distordues, primitives. La première plage, entièrement musicale est à ce titre emblématique, voici quelques impressions d'écoute : des harmoniques sur la guitare, ce qui jaillit à la base, un matériau qui illumine, puis des grincements, travail de l'outil sur la matière première, le cisellement de la forme, couper, raboter, limer, puis un son continu qui se développe. Dans la plage « A comme alignement » la musique se fait maelström, dans la dernière plage, elle devient cosmique.

La ritournelle deleuzienne se révèle une piste d'analyse très féconde ici. En tant que suite de retours d'un même thème très simple, tantôt plus rapides tantôt plus lents, elle est un motif essentiel de A dans tous ses états. Elle est omniprésente dans la Lecture. Le caractère intrinsèquement mélodique de la ritournelle (pour Deleuze elle est liée au chant des oiseaux) crée entre Lecture et Concert un rapport harmonique, soit une troisième voix qui ne préexiste pas mais advient dans la performance. Le caractère répétitif de la ritournelle exerce une pression sur l'auditeur, l'enserre, convoque, comme pour le rassurer, les figures fondatrices de la poésie contemporaine que sont Mallarmé, Rimbaud, et aussi Verlaine et Apollinaire.

La répétition forme un socle de stabilité à partir duquel quelque chose d'autre peut advenir, elle est en même temps mouvement créateur. Quelque chose de nouveau, de différent, émerge au cœur même de l'écriture. C'est assez jubilatoire d'entendre (et non pas de lire), à partir du vers le plus célèbre de Mallarmé : « Aboli bibelot d'inanité sonore », un autre texte qui à la fois multiplie ce vers (par exemple, une des variantes : Le temps / Aplanit les lolos, raccourcit les pectors), contient intimement du Mallarmé et est entièrement neuf dans sa fraîcheur, sa vivacité et sa fantaisie, plaisir d'autant plus décuplé si on est admirateur de Mallarmé. Au reste, l'alexandrin est quasiment la seule métrique utilisée dans A dans tous ses états, pour devenir une forme poétique extrêmement contemporaine qui se plie parfaitement à la langue actuelle L'or piqué aux Incas c'est gratuit à l’achat.

L'humour enfin, une constante dans toute l’œuvre de Bruno Fern, est partout présent ici : Pas un A baissé, un A debout ou encore Manhattan pour le verlainien « monotone ». « Ah muse toi » annonce une des plages de manière programmatique. Cet humour se fait souvent dérision : c'est cracra, comme une bande d'enfants, dont les jeux auraient un peu dérivé dans le n'importe quoi et le salopé. Il y a d'ailleurs quelque chose de la jubilation enfantine dans l'écriture de Bruno Fern, Pas gaga de bla-bla à la super sympa, c'est création et en même temps plaisir de la création. Tout cela avec un regard lucide et engagé sur le monde d'aujourd'hui : à 12ans en burka. Il y a aussi une attention au devenir commun dans A dans tous ses états.

 

 

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