Anne Portugal, s&lfies par Agnès Disson

Les Parutions

30 juin
2023

Anne Portugal, s&lfies par Agnès Disson

  • Partager sur Facebook
Anne Portugal, s&lfies

 

 

 

Esperluette, pirouette : les selfies d’Anne Portugal

 

On ne le dit pas assez, Anne Portugal nous propose une poésie didactique (un peu comme Roubaud au demeurant, ou Denis Roche) alors que curieusement on la croit difficile…

D’ailleurs tous ses titres sont programmatiques : De quoi faire un mur (un précis d’architecture fait par un jardinier : les matériaux, les outils, la méthode), Le plus simple appareil (sous-entendu : faites un effort, la poésie, c’est simple, surtout quand elle est toute nue), ou même la formule flirt (voici donc dévoilée la formule pour aimer ! Légère et dansante, applicable à tous, à l’instar de Tarzan et Jane et les autres, que demander de plus ?)

 

Idem pour le livre précédent, et comment nous voilà moins épais : la consigne est claire, la légèreté toujours comme impératif premier, il s’agit d’échapper à la pesanteur, à la solitude mortifère et ses semelles de plomb, et le « nous » inscrit ici dans l’injonction est essentiel. Car cette poésie si singulière, à part, est une poésie de la rencontre, de l’amitié, de l’être ensemble.
           Et sous toutes ses formes, les plus fantaisistes comme les plus banales : qu’on pense à la rencontre improbable entre Saint Jérôme et son lion qui ouvre Comment nous voilà[1] Le lion est ici très coquet, quasi féminin[2], il couve de son regard amoureux le Saint qui se penche, délicat, pour retirer de sa patte l’épine qui l’a blessé[3]. Plus loin dans le livre, mais plus près de nous, version collective, voilà les vacances en camping, les bandes de joyeux lurons sur la plage, les balades en vélos, un petit air de congés payés et de plaisirs simples[4]. Et entre les deux tous ces gens, peintres, poètes qui sautent d’un tableau, d’une époque, d’un poème à l’autre pour coucher ensemble, en toute simplicité[5] : car en nos temps si peu hospitaliers, la question hélas se pose, accueillir l’étranger dans son lit, est-ce encore envisageable ?

 

Le titre ici toutefois n’est plus programmatique, il est descriptif. Un selfie, le mot est explicite, on connaît le geste, bras tendu, on se regarde, on se trouve beau, seul, face à soi. Déclic, narcissisme tranquille, l’autre est devenu inutile. Anne Portugal serait-elle devenue influenceuse, volte-face pour le moins inattendue ?
        On oublie que dans S&lfies, il y a ce signe curieux, peu usité, l’esperluette. Petite boucle mystérieuse, sans angles, toute en rondeur, elle retourne dans un geste désinvolte et amusé la raideur du bras tendu, en une pirouette elle réintroduit l’autre absent, car on sait que le signe signifie « et », donc ensemble, le selfie peut être nombreux, il suffit de se pousser un peu dans le cadre, de faire image commune, et le tour est joué.
       On oublie aussi l’épigraphe : « à une tombe ou à un bonbon », Mallarmé bien sûr, Mallarmé le maître des vers de circonstance, le plus élégant, le plus enjoué, dans la grâce du moment qu’ainsi il arrête.
       Ce moment pour Anne Portugal sera forcément partagé, c’est cela qui fait sa valeur, qui en produit la douceur suspendue, en compagnie d’amis qui sont nommés, Pierre, Rosmarie, Olivier, Jean-Jacques ; on en reconnaît certains, souvent poètes, d’autres pas. Le lieu est indiqué aussi : à Marseille ou à La Napoule, dans un jardin (italien, ou anglais, ou ouvrier, ou public), à la plage ou devant l’étang, en groupe à Belle Ile, à deux devant les chutes du Niagara ou sur le Mont Perclus. On y trouve un selfie de train[6], en 3 D, en vitesse, surexposé, en terrasse, ou en amoureux[7] ; et des séries consacrées aux amis les plus proches, privilégiés. 
       Ce qui compte ici, mouvement retenu mais immédiat, c’est le geste obligé que le selfie suscite : une épaule qui se touche, une tête qui se penche, cheek to cheek, le contact heureux et bref des corps ou des visages qu’offre l’instant (l’instantané est le nom même de la photographie). Ou à l’inverse un moment de franche gaieté, selfie de groupe, tous ensemble à vivre le léger délire d’une enfance retrouvée.[8]
       Quelque chose grippe cependant la machine, un léger flou s’installe, le dispositif semble induire une lecture plus fine, moins affirmée : deux pages en miroir face à face ; à gauche un dizain, en italiques, réflexion ou monologue ; à droite, un rectangle bordé d’un fin rebord noir, qui mime le selfie dont le poème s’occupe. Celui-ci affiche un titre (limité à un prénom, un lieu), puis déroule cinq à douze vers fluctuants, ponctués de blancs inégaux et de coupes imprévisibles. D’où un effet de tremblé : incertitude de la perception ? flou du cliché ? selfie oblige, la pose est écourtée, le déclic rapide, l’image sans arrière-fond, le paysage limité à la dérisoire mesure du bras – ou alors ce bougé, ce tremblement pointent-ils simplement l’éloignement inévitable du souvenir, son effacement ?
       Toute image, selfie compris, est une mélancolie future, la poésie n’est pas un remède, elle ne sauve de rien. La mort était déjà là, présente au milieu du livre précédent, Comment nous voilà…, on y rencontre Ophélie dans les herbes flottantes, le dormeur dans son val, et tous nos poètes disparus. Et au point central de S&lfies, comme un discret rappel, un épithalame.

        Retournons au poème qui ouvre le livre, seul sur la première page sans vis-à-vis, tout y est clairement énoncé :   

 

le monde s’enfuyait des restes
vaporisait
l’attachement société
disposait des gens à côté
différents cloisonnés
indéterminés
alors que nous savions
les yeux des autres
à proximité
ça devait être bien de faire ça

 

Faire ça : danser avec ses amis, gais, légers, ensemble, au bord du gouffre.

  



[1] Première partie : « la colocation »

[2] Le « cœur croisé » qu’il porte renvoie à une marque célèbre de soutien-gorge…

[3] Les représentations en sont nombreuses : Carpaccio, Lippi, Colantonio, etc

[4] Dernière partie : « j’ai plein air »

[5] Partie centrale : « le bon air a de beaux draps ». Les protagonistes sont nommés : Rimbaud, Courbet, Mantegna, Ronsard, Grimm, Beroul, Doucey, et d’autres, ils sont allongés dans les draps ou dans l’herbe, morts parfois, ou endormis, seuls ou en couple.  

[6] « vite à travers la vitre / pendant qu’on en parlait / comme avant séparation se mettre à rire autrement »

[7] « i want to kiss you deadly in front of the lake / je suis lac oui / épaule et soupir “

[8] « l’animation prélude sans se compliquer à la calculer / dans la recomposition / comme un empaquetage / se fait en riant »

Le commentaire de sitaudis.fr

P.O.L, mai 2023
128 p.
17 €

Retour à la liste des Parutions de sitaudis