dans les roues, Bruno Fern (2) par Laurent Fourcaut

Les Parutions

11 déc.
2020

dans les roues, Bruno Fern (2) par Laurent Fourcaut

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dans les roues, Bruno Fern (2)

 

          Le dernier livre de Bruno Fern, dans les roues, présente un travail serré sur les pièges qu’affronte qui veut écrire de la poésie. Composé d’une succession de brefs paragraphes de prose, séparés de larges espaces de blanc, ce texte réfléchit de bout en bout sa propre fabrication. Le titre renvoie au vélo que pratique l’auteur, le fil directeur de ce récit, qui se dément sans cesse lui-même comme tel, étant celui d’une randonnée de ce « cycliste » d’un genre particulier qui s’inscrit dans la lignée des écrivains adeptes de la bécane, de Jarry à Prigent. Randonnée ponctuée de « panneaux de signalisation » : « [succession de virages] », « [chaussée rétrécie] », etc.

          Que la promenade à vélo soit métaphore de l’écriture n’a rien de surprenant : un texte se représente volontiers comme un parcours, les lignes sur le blanc de la page évoquant routes et chemins dans un paysage. Parfois un embrayage se produit d’une isotopie sur l’autre, celle de la « virée en biclou » et celle du texte en cours d’écriture : « [l’objectif] d’enrouler la conversation en sachant que la chaîne est susceptible de sauter à tout moment » ; « si les syllabes se prennent dans les rayons » ; « si couper à travers les champs lexicaux est envisageable, lire interdit théoriquement de survoler » ; et finalement « ainsi ce texte est garanti recyclable ».

          Le plus souvent le texte met en abyme son fonctionnement propre, de façon plus ou moins imagée. C’est vrai dès l’incipit : « dans les roues // tournent pas des yeux mais plutôt des bâtons // dans la phrase et autour du pot, du moins de ses contours marqués // d’où les ralentissements, les appels de phares lancés en simultané vers l’extérieur et l’intérieur, quand ouvrir la bouche la ferme la boucle ». « dans les roues », c’est le texte – dont c’est le titre – qui se met en branle, mais rencontre aussitôt des obstacles : non pas « des yeux » (allusion au 6ème mouvement du Livre d’orgue de Messiaen, mentionné plus loin, intitulé « Les yeux dans les roues »), mais « des bâtons », car on dit mettre des bâtons dans les roues. Or ces « bâtons » ne disent pas seulement que le texte s’expose à des écueils : ils spécifient la nature de ces derniers, à savoir les formules toutes faites, enkystées dans la langue et auxquelles tout écrivain a forcément affaire. De là « et autour du pot », en vertu de tourner autour du pot. Ces entraves en puissance provoquent des « ralentissements » de l’écriture, qui doit s’en débrouiller, voire la réduisent au silence parce que, venant automatiquement sous la plume (ou dans la bouche), ils la paralysent : « quand ouvrir la bouche la ferme la boucle ». Moralité : « l’essentiel est d’éviter // que la langue se contracte ».

          Beaucoup d’exemples possibles de cette réflexivité d’un texte qui ne cesse de s’interroger sur lui-même pour mieux s’indiquer la voie à suivre. Mentionnons : « le poème est un document centré sur la langue, engendrant les dérives, les fils croisés sur la bobine de l’émetteur en train d’écrire » » ; « le processus s’adresse en priorité à qui tient tout en lâchant de la syntaxe et du reste avec // l’air d’y être pour quelque chose quand on a pigé que le mouvement se transmet à lui-même ». Il s’agit d’éviter que ça « vir[e] au prémâché avec armes et dopage, superpratique pour ceux à qui ça rapporte gros // eux-mêmes clinquants des chromes mais pas dans la gamme Red Wheelbarrow* qu’ils ne connaîtront probablement jamais, occupés qu’ils sont à rester // les fesses sur leur clic-clac en cuir de buffle authentique sans trop se remuer les méninges » : charge contre ces écrivains qui se contentent du « prémâché » littéraire et dont les livres procèdent du refus de savoir que « le réel résiste ».

          Le principe de composition résulte précisément de l’effort pour échapper au « prémâché » qui guette le poète au tournant. C’est celui de la fatrasie, « [p]oème du Moyen Âge, d’un caractère incohérent ou absurde, formé de dictons, proverbes, etc., mis bout à bout et contenant des allusions satiriques » (Le Petit Robert). Ce que dans les roues retient de ce mode de fabrication, c’est une poétique du coq-à-l’âne, aux « liaisons quasi acrobatiques », qui fait bifurquer abruptement le propos par des enchaînements plus ou moins aléatoires consistant en des jeux sur les mots, notamment en traitant le mot final d’un paragraphe comme un embrayeur qui permet de passer au paragraphe suivant sans qu’il y ait de continuité syntaxique ni sémantique de la phrase ainsi prolongée. Exemple : « à croire que la télé la prive de tout // pour faire un monde suffirait pourtant qu’elle baisse ». Cela se produit aussi à l’intérieur d’un paragraphe : « l’ombre dans son rôle ordinaire y perd des plumes via la couette ce matin secouée par la fenêtre ». L’autre point commun avec la fatrasie est l’emploi de formules stéréotypées, empruntées aux discours médiatiques standard ou au jargon commercial : « le quidam, en ce jour d’indice UV 4 et de pollution modérée, a laissé son manteau » ; « toute ressemblance avec des faits réels ayant ses limites » ; « chutes évitées parfois de justesse qu’on ne ressent pas toujours grâce aux techniques garantissant un confort exclusif » ; « envie d’animations non-stop ou d’offres exceptionnelles à gogo n’entraînant ni obligation d’achat », etc.

          Le but recherché est sans doute la satirique mise en évidence et à distance de cette langue du français normalisé, vecteur des idéologies qui ont pour commun dénominateur le déni du « réel ». Entreprise de rabaissement libérateur, qui trouve le meilleur des leviers dans le recours fréquent à une langue triviale : « le toutime », « le matos », « çui qui jogge pour pas baiser », « que dalle », etc. Et plus généralement dans la tonalité du texte, celle d’un humour pince-sans-rire. Aussi bien le « sujet élocutoire & pédaleur » choisit-il de s’effacer dans le relatif anonymat d’un « il », de « l’émetteur en train d’écrire » porté à « se défaire de son nom », de « l’auteur » qui « s’efface ». C’est plus que de la discrétion : comme beaucoup d’écrivains contemporains, Bruno Fern, engagé à défaire dans l’écriture les reflets du miroir aux alouettes social et culturel où chacun d’ordinaire se reconnaît une identité, fait l’épreuve de la dépersonnalisation, avec « cette envie qu’il a de s’enfoncer davantage dans la nudité ou dans le dénuement », pour arriver à « une décentralisation du moi ».

          Il est vrai que le vélo n’est pas seulement l’agent métaphorique de l’aventure d’une écriture, il est aussi ce « petit vélo » qu’on « a dans la tête », ce qui signifie qu’on est un peu fou. L’auteur écrit d’ailleurs : « vélo c’est p’têt juste dans la tête le ptit ». Il s’agit alors de laisser émerger cet « autre » que le « je » contient, ce qui advient « quand on doit déjà s’en tirer avec son propre cœur ». Juché sur ce ptit vélo-là, le « pédard » croise maintes traces enfouies de son désir. Une « elle » (ibid.), des « elles » (p. 18) remontent alors à la surface (du chemin).

          Rien de tel que le désir pour vous rendre insupportable un monde martyrisé. Bruno Fern ne perd pas de vue ce « réel »-là. Quand il note qu’« un ouvrier dégringole d’un toit plus fréquemment qu’un P.D.G. même lesté de stock-options » ; qu’« aux infos on apprend qu’en dehors des délégations officielles plus aucun Tchétchène ne débarquerait à Roissy // c’est Poutine qui doit être content », etc.

          Sur sa route, « le cycliste » (p. 35) en croise d’autres, attachés comme lui à faire pénétrer un peu de « réel » dans la langue, celle de la musique, celle de la littérature, et se met dans leurs roues. Sont ainsi cités Stéfan, Follain, Conrad, Dupin, Queneau, Kafka, Beckett, Zanzotto, Malherbe, Ponge, Prigent, Ornette Coleman, Ligeti, La Bruyère, Le Pillouër, Toni Negri. Il est fait également allusion à Charles d’Orléans, Mallarmé, Ronsard, Rabelais, Hugo, Spinoza…

          Ainsi notre poète aura-t-il, et de belle manière, recollé au peloton.

 

* Comme indiqué en note, poème de William Carlos Williams.

 

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