Quand éCRIre, c'est CRIer de Jean-Pierre Bobillot (2) par Laurent Fourcaut

Les Parutions

06 janv.
2017

Quand éCRIre, c'est CRIer de Jean-Pierre Bobillot (2) par Laurent Fourcaut

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Jean-Pierre Bobillot, né en 1950, est universitaire et écrivain. Poète, on lui doit notamment Eff&mes rides [avec cd], Atelier de l’Agneau, 2005 ; Prose des Rats, Atelier de l’Agneau, 2009 ; Y a-t-il un poème dans le recueil ?, Voixéditions, 2009 ; News from the POetic front, Le Clou dans le fer, 2011 ; Janis & Daguerre, Atelier de l’Agneau, 2013. Il a publié des textes dans de très nombreuses revues, dont Place de la Sorbonne (n° 5, p. 45-46).  Il « pratique la lectuRre/aXion (en public) », soit seul, soit en duo, en particulier avec Sylvie Nève. Dans la notice sur lui qui figure dans ce Quand éCRIre, c’est CRIer, on lit notamment ceci : « “EnfonceuR de clous, chercheuR de POuX, POUsseuR de bouchons”, ses traVauX POrtent sur la POésie française de 1866 à 1925 et les avant-gardes européennes du XXe siècle, notamment les POésies visuelle et sonore. L’ensemble proPOse une histoire alternative de la POésie, Rre/considérée d’un POint de vue matérialiste et, en particulier, médiologique : d’où, la médioPOétique, à laquelle il travaille depuis une douzaine d’années. » On a pu lire de lui un hommage à Bernard Heidsieck dans le PLS 6 (p. 253-255). Mentionnons enfin un essai sur lui paru tout récemment, de François Huglo : Jean-Pierre Bobillot (Présentation et choix de textes), Bordeaux, Éditions des Vanneaux, 2016.

Le « Précis de médiopoétique » qui clôt le livre (suivi d’un « Supplément audio/vidéo-biblio-sitographique ») propose une dense et rigoureuse présentation des notions que l’auteur a élaborées dans son travail systématique de définition et d’analyse du champ de cette « médiopoétique » qu’il a fondée. Il commence comme de juste par cette dernière : « La médiopoétique est tout aussi bien une approche médiologique du poème (et de la poésie), qu’une poétique du medium – ou appliquée au medium. Mieux encore, elle en réalise la synthèse, constituant par là-même une approche intégrée du poème, de la poésie et du medium. / En d’autres termes, elle effectue le croisement de deux points de vue : l’objet de l’approche pouvant être, – soit ou tantôt, le poème, en tant qu’il manifeste une plus ou moins grande prise en compte ou un déni plus ou moins complet du medium, – soit ou tantôt, le medium lui-même, en tant qu’il manifeste, ou recèle, des potentialités poétiques plus ou moins fécondes – et spécifiques. » (p. 97)

Engagé dans la défense et illustration des « poèmes-performances » (p. 9), l’auteur entreprend – selon un plan qu’il nous communique ici – de retracer « l’histoire de la poésie sonore et/ou action [1] et, plus particulièrement, à travers les “poèmes lettristes” et les “crirythmes” de François Dufrêne [4], les “poèmes-partitions” de Bernard Heidsieck [3], la “voix-de-l’écrit” de Christian Prigent [5], ou le cinéma “discrépant” d’Isidore Isou [2] » (p. 10). Ces chapitres, tout de même que le « Précis » final, sont ponctués de « notices » consistant en de brèves et précieuses synthèses sur tel aspect de la question (par exemple « musique et poésie » ou « le stade phonographique ») ou tel ou tel acteur de la poésie sonore (Sébastien Lespinasse, Anne-James Chaton, Julien Blaine). Jean-Pierre Bobillot en connaît à fond la préhistoire (fin XIXe) et le lisant nous faisons mieux connaissance avec les précurseurs, dont les noms restent attachés aux étapes successives de ce mouvement : la poésie scénique avec le club des « Hydropathes » (Émile Goudeau et Maurice Rollinat) puis Le Chat noir de Rodolphe Salis ; la poésie enregistrée (1913 : Apollinaire, Verhaeren, René Ghil) ; la poésie simultanée (Henri Martin Barzun) ; la poésie phonétique, avec notamment le zaoum, « la langue “trans-mentale” des futuristes russes » (p. 18). Les poètes disant leurs propres œuvres, sur un scène, devant un public, des « agencements collectifs de profération » (p. 19) se constituent, des soirées « dada » du Cabaret Voltaire aux actuelles « scènes slam » (le slam qui bénéficie d’une notice spécifique, p. 28-30). Le point de départ de cette histoire étant donc « l’irruption de la voix propre du poète, comme composante à part entière du poème » (ibid.). Relevons quelques jalons : le Poême à crier et à chanter de Pierre Albert-Birot ; après la Seconde Guerre mondiale, le lettrisme d’Isidore Isou et de ses disciples ; le rôle important que joua la pièce radiophonique d’Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu (1947) ; les « crirythmes » ultra-lettristes (1953-54) de François Dufrêne ; l’influence décisive du « techno-medium » (24) (les dispositifs d’enregistrement, de traitement et de diffusion du son) en ce qu’il entraîna la composition « de véritables (scén)audio-textes » (ibid.) avec, à partir de 1955, les « audio-poèmes » d’Henri Chopin, les « poèmes-partitions » de Bernard Heidsieck et les « permutations » de Brion Gysin. La poésie sonore côtoie alors des expériences musicales comme la « musique concrète » de Pierre Schaeffer et la musique « électronique » de Pierre Schaeffer et Pierre Henry, etc. Ainsi se poursuit « la migration du poème hors de son medium de longue élection » (p. 28), le poème écrit destiné à être lu.

Puis Jean-Pierre Bobillot passe en revue, avec une impeccable précision, les contributions des principaux créateurs de ce courant. Le film manifeste d’Isidore Isou, Traité de Bave et d’Éternité (1951), caractérisé par la « discrépance » (p. 34) ou dissociation, délibérément déceptive, de l’image filmique et des poèmes lettristes hurlés, qui vise à « exhiber en l’attaquant, jusqu’à la détruire » la « double matérialité » du cinéma, et des croyances idéologiques qui s’y rattachent. L’œuvre de Bernard Heidsieck, « expérimentateur du quotidien », « un des créateurs et des plus aventureux pionniers de la Poésie sonore » (p. 48). Et l’auteur de détailler les « procédures formelles et textuelles [du] “style vocal” » de ses Poèmes-partitions : « – accélérations, étirements, parasitage de la diction ; – corporalisation, érotisation de l’énoncé poétique ; – autonomisation du phonétisme, des composantes modulatoires du texte ainsi musiqué […], voire quelquefois atomisé » (p. 50). Dans Le carrefour de la Chaussée d’Antin (1972), « le poème […] devient la bande-son d’un film sans images, sinon mentales […], dans lequel cet inépuisable microcosme parisien […] apparaît comme un raccourci jubilatoire et oppressant, savoureux et crépusculaire, de la planète livrée à l’euphorie consumériste, aux froids calculs et aux lois inhumaines de la société de marché, ce macrocosme moderne » (p. 53). Le développement consacré à François Dufrêne commence par une remarquable mise au point théorique sur la question centrale du rapport du langage comme forme et sens avec le réel informe du « sensible » comme avec le « sensoriel/pulsionnel » du « soi-ça » (p. 61). Le langage, cette « abstraction linguistique », nous constitue comme humains, mais le prix à payer est élevé : « assujettissement à la langue, qui est “la langue de l’autre” [Lacan], et double retrait du monde et du corps ; mais, cela en vaut la peine : c’est ce qui nous permet d’ek-sister. » De là naît « le désir-de-poésie », dont le principe est « le regret (desiderium) d’une plénitude sensorielle et pulsionnelle tout à la fois, perdue : celle de la pure vocalité du primitif babil, de ce corps tout de résonances, dont le petit d’homme – l’infans – ne cesse de s’étonner et de s’émerveiller […] » (p. 64). C’est sur ce point névralgique que se greffe l’œuvre de François Dufrêne. Renonçant à l’écriture, il crée les « cris automatiques » ou crirythmes (p. 67), et pratique une « [p]oésie phonatoire » (p. 68). Enfin, le dessein de Christian Prigent, avec sa notion de « voix-de-l’écrit », est de « [f]aire entendre le bruit dans la langue », c’est-à-dire de « donner la voix au ça pitre » (p. 81), selon la formule de Prigent lui-même. La « voix-de-l’écrit » est « à travers la voix et à travers le corps pulsionnel et proférant, une manifestation spécifique de quelque chose qui relève de l’écrit ; elle n’a donc rien à voir a priori avec [la poésie sonore], qui n’existe (ne se différencie) qu’en tant que par la voix comme vecteur et/ou objet sonore et à travers l’espace acoustique et communicationnel et/ou communicatif, elle s’éloigne de l’écrit. » (p. 82) Jean-Pierre Bobillot cite à ce propos Prigent pour qui « une performance vocale […] tente d’incarner la monstruosité stylisée de la voix. En ce sens, cette voix est et n’est pas la voix du sujet qui en est le support. Elle est voix-de-l’écrit : trace sonore et rythmique du geste spécifique appelé écriture. » (p. 89)

On l’a compris : la lecture de cet essai passionnant, dû au meilleur des spécialistes, est indispensable à quiconque veut s’initier aux arcanes de la poésie sonore, à son histoire comme à ses créations les plus récentes.

 

Signalons, de Jean-Pierre Bobillot et Sylvie Nève, Vers de l’âme-Hors, essai de « traduction sélective » des Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont, Barjols, Éditions Plaine page, coll. « Les Oublies », 2016, 54 p.

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