Désordres d’un lieu et son retour de Julien Marchand par Éric Darsan

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29 avril
2020

Désordres d’un lieu et son retour de Julien Marchand par Éric Darsan

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Désordres d’un lieu et son retour de Julien Marchand

Aller simple vers l’envers d’une vie, retour complexe sur les lieux d’avant, auto-psy d’un meurtre ou suicide annoncé, confus et prémédité, rituel et symbolique, Désordres d’un lieu et son retour, de Julien Marchand, retrace le parcours initiatique, rapide et sensible, (é)mouvant, d’un mort bien vivant (à tra)vers une existence pas encore défunte. Sortis en juin 2017 chez Zoème, ces Désordres forment un objet hybride, graphique et poétique, de deux fois trois parties, composé d’un texte court, mais dense, interrompu et prolongé par une trentaine de photographies, images qui ouvrent sur bien d’autres encore, rhizomes enf(o)uis à la recherche d’un horizon.

Fosse ou cave : cuve, où la chimie opère, dépôts ou corrosion, bouillon de culture – une souche déracinée dont les bras tentent désespérément de pénétrer l’air au milieu des bleus verts gris blancs de la clairière – blanc clair d’une main bandée – blanc de la neige sur une double page – un pied négligé, rougi d’avoir été oublié, laissé sur le carreau – une maison recouverte de lierre – une route qui s’enherbe, s’empierre (éboulis) – une [autre] forêt, des toiles – une page blanche – croisées, barreaux, carreaux des immeubles d’une ville quadrillée – puis rien, sinon peut-être : quelques rides sur une mer à peine visible qui rejoint un possible ciel pour esquisser un semblant d’horizon : sous couvert des pastels <= sur une [autre] double page => donner lieu au texte :

« Ouvrir tout ce qui est de l’humain et lui plomber la face, l’humilier toujours dans la chair, charger le fusil et l’enfouir dans le coffre et prendre la route jusqu’à oublier l’existence même de la route »

Rô(a)d[e] mo(u)vie. Bande-son, lignes blanches : saisi par les images qui défilent, on se laisse (sur)prendre par la description de ces Désordres, état des lieux dans le lieu. Retour sur soi qui se dessine, se décline en lignes de fuite et (pis-)aller (dé)figurant la possibilité d’un retour. En arrière, comme une laisse de mer, les reflux d’autres vies échouées : envers qui (pré-(/)dé-)forment le décor, endroits retournés comme des pierres, jetés là — abats, matières organiques rejointes(,) par[ ]celles du narrateur (tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s'émouvoir). Morceaux de choix d’une figure de proie, animal apeuré se voulant prédateur, dont l’objectif demeure incertain, la visée – flous autistiques, bruits blancs, négatifs – peu définie. Monceaux, lambeaux, reflets, aberrations chromatiques.

« ce gâchis immense d’images mortes-nées et le manque de sommeil qui allume des lumières en des endroits qu’on aurait préférés obscurs »

État(s) d’esprit de celui qui se résout à (« perdu dans la nuit à rechercher la fin de toute chose, partir avec les appareils photo »). Basse résolution de celui qui se laisse aller au sang, au dégoût. Des images. D’un quotidien passé, clichés ensoleillés d’accessoires de plages égarés, devenus dérisoires & nécessaires. D’un quartier présent avec ses immeubles et tables de jardin. Du retour aux. Désordres d’un lieu (« dans la période la plus sombre et qui reste pourtant l’endroit le plus joyeux dans le souvenir, être ». Être peut-être simplement, être peut-être (comme être peut être parfois) quelque chose ou quelqu’un. Être interrompu par de nouvelles images – une jeune femme brune en treillis, tête penchée, cheveux relevés et mèche au vent, face à la mer – un gilet de sauvetage naufragé sur le rivage –

« Je mitraille comme si j’avais un putain de fusil dans le coffre de ma pensée et je plombe ce besoin de crever tous les jours, que tout le monde regarde dans ma bouche ouverte crevée et en crève à son tour »

– des rochers, une carrière, au loin les sommets enneigés sont emportés par les nuages – une chambre d’hôtel ou d’hôpital, un combiné, un oreiller froissé, une tête de lit plaquée sur fond de crépi blanc – quelqu’un marche, un os (fémur/humérus = humain ?) à la main, sa rondeur pâle, brave : les bois s’ombrent – une page blanche – le blond du maïs séché (ses épis pendent) – une fissure au bas du mur, la ligne court, l’unit au macadam – une page blanche – un mont de même – du béton et des ronces, qui rappellent la maison recouverte de lierre du début – un jeune homme en short face à la mer, en surplomb, prêt à sauter – une [autre] main blanche, comme découpée dans du papier, qui glisse au fond de l’eau – (on reconnaît) la forêt obscure qui figure (en couverture) – au dos, comme une eau forte, une gravure, la trace d’un miroir sans tain, d’une mémoire qui se fond, se tait, s’éteint.

« qu’est-ce qui relie un souvenir de joie et l’instinct de mort qui fait tenir debout aujourd’hui ? »

Être, au monde/à soi, cette absence, ce silence, cet artefact, « ce défaut : blanc comme décoloré depuis la langue » : qui crée de la distance/donne de l’espace/lieu au temps et aux corps (« partie plurielle de la forme réification de toute langue »). Consistance, cohé-rence/-sion < répit, exploration, entre(-)deux > colli-/explo-sions. Lyrisme non feint, sans compassage, de ce poème central, psychogéographique, livré au cœur de l’ouvrage. Dérive dans les lieux du vide et ses alentours, campagne perdue, vil(le) vidé(e), mornée par de pleines plages, perception aiguë du tranchant nu de clartés anguleuses, sons tus, immobilité. Un bloc de texte soudain, de phrases téléscopées, stoppées par un mur invisible ou par la peur du précipice du bas de page/caisse. Ne pas en faire une. Exception à la règle - dernières balises (avant mutation).

« une pulsion
accidentée de la voix

Qui demeurera – fiction : on ne parle
à personne. »

– la photographie (inter)rompt, (re)ferme comme une parenthèse – reprend (en ligne courbe) là où elle s’était arrêtée – un bois bouleaux – la forêt obscure – un oiseau : blanc, les os séchés, comme abandonné au soleil gris après le bain – une cabine téléphonique dans une station balnéaire : le bleu de l’écouteur, le bruit de la mer dans les écoutilles – le vert de la forêt – des cheveux longs en bataille aux grilles – une terre brûlée – un sol carrelé – une page blanche – un oiseau [autre : ], mort, la tête éclatée, auréolée de sang – des sommets ennuagés – un monstre de pins aux branches séchées, aux pommes suspendues comme autant d’yeux scrutant la route – un cercueil qui attend d’être scellé, temps mort, état civil – un plafonnier – le [même] dos (cramé, comme l’image) d’un [même] jeune homme dont le maillot [susdit] se serait déroulé en un pantalon de toile (parachute) –

« il ne se passe rien alors que dans ma tête tout est en feu, je ne comprends pas ce décalage, si je regarde avec mes yeux je vois les voisins d’en face s’entretuer »

Retour à l’enfance, sur les lieux du crime supposé (devoir être), du drame tu. Rechercher des indices de luminosité au cœur de ces désordres organisés => par une société/famille <= organisée comme un corps (« une fois adulte, il n’y a plus de découverte, juste de la haine »), un corps mort ou tout comme (« je déteste aujourd’hui tout ce que j’adorais hier »), un corps-mort emporté par la foule (« ils sont dans le monde des vivants, je trace comme une ombre vers la mer »). S’imaginer un parcours linéaire, prendre un bain de soleil et d’acier, un nouveau virage, au sélénium et à l’or. Reprendre pied/main/espoir, parler à la seconde personne que l’on est désormais, lui/se faire croire dur comme fer à la réalité de ces images n(i)ées jusqu’alors, plus viv(ant)es que jamais, fixée ce jour et pour toujours sur la rétine, la résine, la gélatine, et développées sur les dix photographies qui achèvent ces Désordres d’un lieu et son retour.

« il paraît que certains ne voient que le malheur, que la mort, ne voient que la sombre partie de l’univers qui palpite en tout événement, ils vivent ainsi cloîtrés, se sentent poursuivis par la malchance, n’arrivent à rien terminer, ont peur des gens, n’osent pas parler, ne font que regarder sans oser toucher comme s’il leur était interdit de s’inscrire en quelque lieu »

– une page blanche – du sang, comme un crachat, sur l’émail du lavabo – une plage idyllique, à perte de vue, entre deux bras : ciel et mer, océan et lagune – un réfrigérateur rouillé – un fusil de chasse (photogénique) posé sur un lit, une couverture moutarde, une parme, un drap aux motifs fleuris – une page blanche – un poster de paysage aux couleurs saturées sur un mur sale (demain c'est un poster aux chiottes je l'ai compris – Programme, Mon cerveau dans ma bouche) – un visage flou en double page – on ne sait quoi, on ne sait pas du tout – un toit – que dalle et un mur – une page blanche – de beaux draps, frais et blancs, mais une ombre et une tache (d’eau, peut-être,) qui viennent conclure cette troisième série, comme un roman-photo, sans characters, cartouches ni phylactères.

« il faut se bâtir une réalité photographique pour ne plus subir un quotidien de merde (…) me voici enfermé comme un rat (…) seules les images de mon appareil permettent d’établir l’état des lieux, d’ajuster le réel à l’imaginaire »

Album souvenir, journal intime d’une mort annoncée, crainte, ressentie, mais ajournée, Désordres d’un lieu et son retour de Julien Marchand est un beau recueil tout en ombres et lumières, jouant sur les marges et les interstices d’une linéarité supposée qui n’apparaît jamais qu’en pointillés, prompt à être découpé selon, les textes et photographies se suivant sans vraiment se narrer ou se lier entre elle, chacune pouvant raconter isolément une histoire à la manière de cartes postales/mémoires un peu timbrées, mais demeurant comme étrangères les unes aux autres, oblitérées, sans géographie, chronologie, toponymie auxquelles se raccrocher.

Une perte de repères accentuée par un confinement qui rappelle l’organique Vis-à-vis de Rafael Garido, partage à la fois son impuissance et sa propension à épuiser la perception et à nourrir un besoin de consolation impossible à rassasier & la nécessité de l’art comme transcendant, composant et ersatz d’une vie quotidienne qui se meut (« une forme d’apaisement m’envahit, j’arrive à lire un peu, je lève des poids ») au fil des pensées de l’infra vers l’extra-ordinaire. Une course contre la montre avec pour l’heure la douleur, pour suite le rythme, le ton, les préoccupations du roman noir, Sombre aux abords de Julien d’Abrigeon (« seul le rythme des explosions fait avancer, délimite un périmètre de vie »), Jusqu'à la bête, de Timothée Demeillers. Où les apparents Désordres révèlent et fixent l’image latente d’une existence réelle à la lumière du présent.

Photographe talentueux, sillonneur de paysages réels et mentaux, microsillonneur prolixe (« membre d’une infinité de groupes, il a publié plusieurs disques et fait des tournées en France, en Europe de l’Est et aux États-Unis) » et polymusicien (récemment pour l’excellente cold-wave de Confetti Malaise), Julien Marchand signe avec Désordres d’un lieu et son retour un premier livre onirique et réaliste, introspectif et extra-lucide qui explo-r/se les sen-timents-/sations et ouvre grand les portes de la maison Zoème à une poésie sensée et textuelle intensément plurielle.

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