Soupirs de bêtes en rut de Fred Léal par Catherine Pomparat

Les Parutions

04 juin
2018

Soupirs de bêtes en rut de Fred Léal par Catherine Pomparat

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Aucune pierre philosophale n’expliquera jamais pourquoi une phrase, un cliché anonyme soudain émeuvent. [148 ] ( les chiffres entre crochets renvoient à la pagination du livre — publié par Fred Léal chez P.O.L ce début juin 2018, intitulé Soupirs de bêtes en rut,

sous-titre Un choix de la rédaction— d’où les citations et références sont extraites.)

 

Et la lectrice de renchérir :

« (…) pourquoi Ce livre soudain m’émeut plus que tout autre publication récente depuis Le Cours de Pise d’Emmanuel Hocquard auteur de l’épigraphe : La littéralité est éblouissante. »

 

La lectrice

(en tout cas celle qui parle ici)

 

n’est qu’une pierre d’inscription.

Elle s’appelle Rosette.

Elle est l’amie d’Emmie [152]

et la copine de Pierre Ardant [24],
le petit-fils du célèbre imprimeur

(par ailleurs, petit-cousin de Michel Ardant qui crut le premier aux déplacements humains dans les espaces planétaires.)

 

Pierre : Qui joue ce soir ?
Interlocuteur : Nous sommes !
Pierre : Oh ! Qui êtes-vous
Interlocuteur : [insérer le nom de la bande]

Pierre : Oh… c’est cool (…) [71]

 

Rosette inscrit ainsi à sa manière

(en première Alegreya)

le troisième chapitre du livre 

J’ai rencontré John Zorn

dont l’éditeur a respecté la variation de police de caractères.

Entre moulage et modulation

quelques mots ordinaires

sur un bréviaire jazzy-baby en suspension

en pensée de Paul Otchakovsky-Laurens

parce que le concept de la Pierre est génial. [71]

 

Soupirs de bêtes en rut est composé de six chapitres et d’un post-scriptum en italiques intitulé « la fièvre de Klondike ».

L’écrit-après renverse la lecture vers les pépites ad litteram ci-devant lueset augmente encore l’ivresse de l’expérience par laquelle la lectrice a perçu la pratique d’écrire d’un chercheur d’or du temps dans des espaces communs de vie individuelle et collective.

Cet or du plus proche et du plus lointain ne pouvant pas être spéculé mais seulement déplacé telle une chose usuelle promue à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste.

 

Ceci est un livre. Un livre de lecteur. Un livre (presque) uniquement composé de ready-made : textes & photos défraîchies glanés dans mes lieux de prédilection : poubelles, marchés aux puces, allées désertées des bibliothèques ou franges (non moins terreuses) du web, etc. Documents animés d’une énergie tenace, au point de laisser, contre toute attente une empreinte. [147]

 

Voici donc une sorte de pierre lithographique à qui tout vient spontanément : l’émotion, la collation et la décollationde choses écrites s’inscrivant hors de leurs conditions de production.

Rosette, la glaneuse de réservoirs d’encre presque vides, jubile.


Elle demande à toute chose qui écrit de lui montrer ce qui subsiste de vivant dans la vie.

Le dernier mot de Soupirs de bêtes en rut est liberté.

Le premier énoncé-trouvé est Il court, il court le furet,

exergue au chapitre premier : Imposture.

Elle a toute disparu. Il n’y a plus que de l’eau. [23].

Une collecte de mots d’ordre régit l’action

et renforce la résistance au changement.
Dans le monde effectif cela s’appelle la conversation.

Par exemple :

Dépêche-toi.
Assieds-toi sur les genoux de maman.
Maintenant lis ton livre.
[13]

Trois postures qui en savent quelque chose du « grand gâchis du langage ».
Rosette lit Leçon interminablement :

« En chaque signe dort ce monstre : un stéréotype » (R.B. 1977)

 

Dans l’espacement entre ciel et terre, un orage de grêle fait tomber le plafond.

Le livre arrive cabossé avec l’écroulement du grenier.

Sous la dernière lettre du deuxième chapitre, un fils ainé s’adresse à son père.

La lettre est datée du 23 décembre 1943.

Marc — c’est le nom du jeune homme prié de se présenter au « Contrôleur du Service des Requis » le lundi 6 juillet 1943 — Marc s’inquiète :

« À la suite de votre réinstallation partielle à Bordeaux, j’espère avec toi que vous ne serez pas trop affectés par la tourmente actuelle. » [59] 

Marc n’avait rien de particulier à dire mais c’est à ses parents qu’il le disait.

Il est mort fin décembre en Allemagne.

La dernière lettre écrite à Paris, le 4 janvier 1944, atteste ce triste fait.

« Comment croire à la mort de Marc ? » [63]

L’émotion se déplace.

 

C’est fait de mes Destins, dit Rosette qui souffre de l’intestin.

Entre la poire et le fromage, elle croit apercevoir Brillat-Savarin.
Il n’en est rien. Le gratin de fenouil est Malin. Chapitre quatrième [pp. 89-97].
« Le pouvoir est pluriel comme les démons. » (R.B. ibid.)
Les destins sortent leurs  “griphes” : des photographies.

On en compte plus d’une douzaine en noir et blanc datant vraisemblablement de plus ou moins la moitié du XXe siècle.

La page de titre aussi a sa photo : une femme faisant prendre un bain à un bébé dans une bassine en zinc posée sur un linge blanc.

Il s’agit, selon l’intitulé du sixième chapitre, « d’une femme très supérieure d’intelligence à son mari et qui, après lui avoir communiqué son délire, le fit enfermer à Bicêtre, tandis qu’elle conservait elle-même sa liberté. » [144]

Ou bien il s’agit d’une table de fête sur laquelle cette femme (peut-être ?) a disposé une nappe blanche rehaussée de neige artificielle animant d’un mouvement blanc le pan pendant de tissu blanc.

La sauce moitié maître d’hôtel moitié glace de viande qui agrémente les glandes d’un jeune bélier coupées en liards et marinées [95] est servie dans des assiettes blanches creuses en faïence ou bien dans des assiettes creuses blanches en porcelaine.

 

L’incertitude

en lui

terminée en pointe ordinairement recourbée [107]

 

C’est ainsi que fait le poète. Les Évangiles des dimanches et fêtes de l’année font état des scrophularinées, petites fleurs bleues de fantaisie dont Nathalie Roque — sans doute la jeune personne photographiée assise sur le bord du Bassin aux nymphéas — raffolait. Elle n’est plus là pour témoigner mais le poème figuré requiert une lecture attentive et préventive de durée.

 

« plus avant où vous êtes » [103] commence un transport, un cheminement, une route puis la pensée en mouvement met toute une armée de sujets en déroute. Cela s’appelle la guerre. La poésie pensante emporte la question : « Comment se rendre le monde plus présent ? »

Dans ce qui vient en présence, quelque chose se tient en retrait.
Cela ne peut être dit qu’en défaut.

Voici pourtant un format poétique gravé de lignes en couleurs véritables.
Ce qui paraît n’est pas nécessairement vérité trompeuse.

« Car il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit pas en même temps un témoignage de barbarie. » (W.B.)

Cela s’appelle le combat pour la vie ou Soupirs de bêtes en rut.

Le jeu de furet de la matière langagière n’en aura pas fini aujourd’hui de remuer la terre entière et bien plus loin et bien plus près.

Comme tous ceux qui s’obstinent à ne pas mourir déjà morts le font,

ce n’est pas facile de faire un humain vivant littéral et libre.  

Eh bien ! dans ce livre qui parle en ramassant ce qui traîne dans la langue ceci ne fait pas défaut.

Un choix de la rédaction ne fait pas semblant :

« mes secrets de famille que je croyais les mieux gardés » [y] sont avérés.

 

 

 

 

 

 

 

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