JOURNAL 2021, extrait 3 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2021, extrait 3 par Christian Prigent

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06/03 [communication]

Envoi d’appels à collaboration pour Lignes 66 (« Littérature : quelles sont les questions ? »).
Me répondant, Christophe Hanna note le « présupposé communicationnel » de mon texte de présentation (des formules comme : « à qui entendent parler ceux qui écrivent ? »).
Je n’y vois que tautologie : nous préparons un numéro de revue. En est-il qui ne relève d’un souci de communication ?
Au delà : y a-t-il des œuvres sans destinataire ?
Je n’en crois rien.
Premier destinataire : l’auteur lui-même. Qui a d’abord à se convaincre (que ce qu’il écrit n’est pas indigne), ensuite à se changer (se faire, écrivant, autre que si écrire n’avait pas eu lieu).
Sans doute y a-t-il une écriture intransitive (on disait ça aux temps barthésiens) : une dont le tracement fait sens — non ce que ce tracement dit.
Mais d’écriture sans adresse (direction vers…, interpellation de…) : non.
Le fait même de publier est-il jamais sans perspective (intention ? illusion ?) de « communication » ?
Ces questions reviennent d’époque en époque. La « démocratisation » des réseaux de communication, l’identification de la littérature à des contenus sociétaux, la mission donnée aux livres de soigner les maladies du monde (etc.) les posent aujourd’hui à nouveaux frais : c’est le sujet de ce numéro de Lignes.

 

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09/03 [artifice]

Etre, tout jeune, sollicité par la poésie c’est découvrir qu’il y a parmi les formes d’expression verbale une façon de ne pas seulement dire mais de jouir d’une manipulation des éléments non sémantiques de la langue (sons, rythmes, calculs prosodiques) : un artifice radical — par rapport à la pseudo-naturalité de la prose.  
Mais à dix-sept ans on est sérieux. On veut qu’écrire exprime. Quelque chose de mystérieusement intérieur, par exemple : sentiments, passions. On oublie alors que ce qui a retenu chez les poètes, c’est l’artifice formel de leurs propositions. Pas « l’authenticité » de ce que subjectivement ils expriment.
Il faut un gros travail de réflexion sur ce que met en jeu le travail de la poésie pour accepter d’être surtout sensible, en elle, à l’effet directement sensoriel de sa langue. Dit autrement : pour comprendre que ce qui peut apparaître comme un outil (la panoplie rhétorique des poètes) est en fait la matière même de l’opération qu’on se découvre envieux de risquer à son tour.
Il faut, là, abandonner quelques pieuses illusions.
Soit : reconnaître son désir.
Puis ne rien céder sur lui, accepter sa manie.

 

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13/03 [logiciel]

Si on travaille d’une façon informée de savoir (la psychanalyse, par exemple) tout en laissant jouer le non savoir sans lequel il n’y a pas d’impulsion à écrire, on rencontre la pluralité dont tout sujet est fait.
Quelles que soient les scènes qu’on essaie de construire, on est toujours placé devant un je-ne-sais-pas. On ne sait ni qui parle, ni de quoi, ni à qui parle celui qui parle. Le travail ne consiste pas à résorber cette énigme mais à la maintenir active : seul point à partir duquel il est intéressant de parler.
Ce n’est pas « moi » qui écrit. Mais une sorte de logiciel sur lequel « je » n’a un semblant de maîtrise que via quelques boutons sur lesquels il appuie un peu au hasard (pour voir). Ce logiciel a été programmé bien avant que « je » écrive, voire naisse. Il a été chargé d’informations par un monde beaucoup plus vaste que le petit monde que « je » a dans sa tête. Il comprend l’infinité des possibilités dont la langue dispose pour dire des choses dont on ne savait même pas qu’on aurait pu les dire.
Le moi y est compris, avec son expérience sensible, son imaginaire et sa culture. Donc la vie de celui qui signera de son nom ce qui aura au bout du compte été son autobiographie. Mais on ne dispose pas (dieu merci) de la possibilité de rationaliser en une figure cohérente la somme d’informations que le logiciel, dès l’instant où on l’a mis en route en déclenchant l’écriture, se met à convertir en représentations poétiques.
On apprend le monde en écrivant. D’abord le monde qu’on a à l’intérieur de soi. Ceux qui pensent qu’ils ont quelque chose à dire du monde n’écrivent pas. Seul écrit celui qui sait qu’il ne sait à peu près rien et qui attend du fait d’écrire de savoir encore moins (ce qu’il savait n’avait rien de bien crucial) — ce qui est une façon d’en savoir nettement plus.

 

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15/03 [avant-gardes, encore)

On n’en finit pas ici et là de s’acharner, pour les expédier une bonne fois ad patres, sur le corps des dernières avant-gardes et le spectre du « textualisme » (je ne sais toujours pas bien ce que ça a pu être).
On n’a pas eu tort de prendre ces avant-gardes au mot de leurs déclarations théoriques. Mais peut-être vaudrait-il mieux, à présent, regarder les textes eux-mêmes (les fictions). Et évaluer ce qu’en effet ils ont accompli : en quoi ils ont été (voire sont) artistiquement agissants ; sur qui, pourquoi, comment.
De même : oublier un peu le rapport auto-proclamé des auteurs à une généalogie prestigieuse, leur désir de s’inscrire dans une histoire littéraire autonomisée et la vocation de leurs écrits à fournir matière de commentaire à l’université.
Etudier plutôt les façons qu’ils eurent, in situ, de rendre leurs étrangetés formelles intéressantes.
Ils ne l’ont pas fait que par une pédagogie a priori (manifestes, théorie) ou a posteriori (analyse). Beaucoup ont pratiqué l’action directe (lectures, performances). C’est-à-dire l’adresse frontale (pas que dans des lieux aristocratiquement réservés au livre) à des publics non spécialement d’élite (isolés du monde réel par le partage de valeurs patrimoniales présumées excellentes et artificiellement détachés de l’univers culturel commun).
On ne peut pas évaluer raisonnablement (généreusement et lucidement) ce que font effectivement à des lecteurs (à des usagers — pas si peu nombreux qu’on croit) les textes produits dans le cadre des positions « avant-gardistes » si on se contente de lire ce que leurs auteurs ont dit qu’ils voulaient faire ou qu’ils avaient fait. Eden Eden Eden et Prostitution ne se réduisent en rien à ce qu’affirme Guyotat dans Littérature interdite ou dans Vivre. Les écrits des deux Roche (Eros énergumène, Compact, Maladie mélodie) sont peu éclairés par la « Théorie d’ensemble » de Tel Quel. Le Degré Zorro de l’écriture, Le Babil des classes dangereuses, Opera des Xris, Pancrailles ou la Cosmologie d’Onuma Nemon ne produisent leurs effets propres que si on les distingue du label polémique et du « carnavalesque » officiel de TXT

 

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21/03 [relativisme]

Le « relativisme culturel » aujourd’hui en faveur (non sans justes arguments sociétaux) met en cause la notion même de grande œuvre à valeur supposée universelle (« qui puisse légitimement prétendre à l’universel », relever du « commun à tous les hommes » — Kant)…
Faut-il être un mâle blanc occidental formé par la culture classique pour trouver grande l’œuvre de Bataille, de Genet ou de Guyotat ? La grandeur et la beauté que « je » y trouve sont-elles aussi (de façon enthousiasmante et utile — même si au prix d’une initiation aussi lente que celle dont j’ai besoin pour comprendre et apprécier la statuaire bamiléké ou les sagas islandaises) à la disposition d'une femme du peuple éthiopienne ou samoyède ?
Ou pas du tout ?
Ou : surtout pas !!!
Symétriquement : une femme qui parlerait ici ou là de ces œuvres peut-elle le faire autrement qu’en leur déniant toute « valeur », voire en les jetant symboliquement (pas que symboliquement, à l’occasion) aux poubelles de l’immoralité sexiste, du mépris des différences genrées, du dédain des communautés minoritaires, de l’ethnocentrisme oppresseur ?
Il ne s’agit pas que de la question de l’universalisation possible du goût (quel que soit celui qui parle, il ne parle que du sien propre).
Ça concerne la légitimité des œuvres d’art à être universellement enseignables : à se voir, vu qu’historicisées et fixées comme valeurs panthéonisées, enseignées et transmises en tant qu’exemplaires.
Et ça engage le destin même de ce qu’on (l’humanité ?) finit par considérer comme effectivement investi de valeur, esthétiquement gratifiant et doué d’un pouvoir d'élucidation du monde tel qu’on l’éprouve.

 

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24/03 [Rimbaud, « Bottom » — pour P.L.P)

La Réalité a des épines : elle gRatte. Ainsi nous appaRaît le monde : Rien qu'une Rumeur, cRuellement Révélée. C’est son caRactèRe : gRatter au fond, êtRe le fond (bottom) qui nous gRatte.
Peu importe les appaRitions, figuRes, pRovisoiRes incaRnations : ombRes, ouRs, cRistaux, génie shakespeaRien, âne en éRection, bacchantes lubRiques. Les vues, les foRmes, ne sont là que pour passer.
Ne Reste, non passant, que l’air de l’R qui leuR est commun.
R(imbe) cheRche à Reconstituer ce bRuit souteRRain.
Poème : acouphènes subliminaux entre les foRmes visibles.
La paRtition, ou basse (bottom) fondamentale, gRignote et gRince.
GR(and) C(a)R(actè)Re, GR(os oiseau) GR(is), (om)BR(es), (a)D(o)R(és) GR(os ou)R(s), (cha)GR(in), CR(istaux), (a)RG(ent), (a)RD(ent), C(ou)R(us), C(lai)R(onnant), BR(andissant), GR(ief), (poi)TR(ail). GR, CR, BR, DR, RG, RD, BR, TR.
Le Réel, c’est ce qui gRogne : GRRR !!!

 

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30/03 [réel / peur]

Brice Parain (France, marchande d’église, 1966) : « Si je parle tant du réel, c’est que j’ai peur de lui […]. Sinon je me serais fait poète, sans doute, comme tout le monde »…
Je me demande bien ce que Parain entend par poète.
La poésie serait ce qui ignore la peur du réel ? Ou, carrément, qui ignore le réel lui-même ?
Quelle banalité !
Quelle blague !
Parain identifie le réel effrayant à la « guerre » (qui, dit-il, lui « a appris [l’]existence » du réel). Ce réel-là (la violence de l’Histoire, rencontrée par un sujet) : vérité violente, exemplaire. Qui en fait état intimide. Voire : veut intimider. Peu s’en faut qu’il dénie à qui ne l’a pas rencontré sous cette forme la possibilité d'en savoir quelque chose.
La peur du réel (voire le réel identifié à ce qui fait peur), faut-il qu’on ne puisse la dire que pourvu de l’expérience (de la guerre, du crime, de la souffrance) et donc autorisé, par cette expérience, à parler de façon intimidante ?
Je ne le crois pas.
Qui rencontre (par exemple) ses rêves et les trafics de son inconscient rencontre le réel en tant qu’apeurant et l’éprouve lui aussi comme vérité. En littérature, cette rencontre (chez Baudelaire, Lautréamont, Artaud, Michaux, etc.), c’est assez souvent dans la « poésie » qu’elle se fait — dans une poésie dont tout le sens, justement, est de surgir d’une expérience de la terreur et d’une résolution de garder les yeux toujours face à elle ouverts.