À DEMAIN par Hervé Bauer

Les Incitations

07 juil.
2020

À DEMAIN par Hervé Bauer

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  Elle ne s’est pas ratée. Une phrase à bout portant. C’était écrit. Longtemps après, j’ai entendu la détonation, qu’en pâlissant, j’avais attendue. Les mots comme des cadavres conducteurs. Je lui parle. Avec ma voix de tête, ou plutôt, cette voix de crâne. J’ouvre un livre d’elle et lui parle. J’ai vieilli sans elle en lui parlant. Certaines de ses phrases sont invivables. Elles n’ont pas d’ailes et l’ont entraînée dans leur chute. Du haut de falaises blanches assiégées par la mer. L’air trop salubre pour sa frêle respiration. Le grain de sa voix est comme du sable. Elle a dû plus d’une fois se racler funestement la gorge. Je lui parle, à l’insu de la mort.

 

  Elle tremble toute sa vie. Elle n’a pas peur du noir où elle écrit. Simplement, elle s’est donnée rendez-vous depuis le début. Elle marche toute la nuit sans se laisser d’adresse. Elle ne tient pas en place dans l’existence. Écrire est le frein qu’elle ronge. Il faut partir. Mais il y a tant de faux départs dans la vie d’une phrase. Jusqu’à ce livre couturé et qui saigne. Je lui parle, empruntant la barque silencieuse des morts. Dans un remous d’encre. Elle a toujours froid, comme si elle venait de se noyer. Il n’y a pas assez de consolation pour la réchauffer.

 

  Elle a à faire à la cruauté. Ses mots ne cicatrisent pas. Elle a le souffle trop court pour la longueur d’une vie. Elle est tout entière dans le peu d’éternité qui lui reste. Avant d’écrire, elle a pris les mesures de la mort et s’y est ajustée. Elle y a sciemment prêté la main. Car comment faire autrement ? Est-ce pour cela qu’on ne l’a jamais vu écrire ? Ou seulement, au fond d’un café de nuit, des ivrognes attardés, comme un chœur où se taire.

 

  Là où elle se tient, elle manque. En avance de naissance sur sa disparition. Elle aime rire, ensoleillée, rire dans l’éclipse totale.  On ne s’est aperçu de rien. Comme elle était gaie aujourd’hui ! Malgré le froid et tout le tremblement. Malgré l’effroi. On ne sait jamais quand on la reverra. On ne sait jamais. Elle n’a pas de chambre à soi où la retrouver. Ou trop haut pour y monter et reprendre haleine. Comme un phare qu’elle n’habite qu’entre deux marées, qu’entre deux naufrages. Mais comment fixerait-elle des rendez-vous, elle dont les jours sont sans amarres ?

 

  Elle est née sous le signe de l’abandon. Qui pourrait l’accompagner jusque-là ? Elle écrit pour ne plus être chassée et ses mots sont inhabitables. Il n’y a pas où aller. Surtout, ne pas suivre le cours du fleuve qui se jette dans la mer. Elle traverse un pont pour atteindre l’autre rive, déjà dans l’ombre. Personne ne la retient, ne l’invite à faire demi-tour, du côté encore baigné de lumière. Mais elle ne se retournerait pas, les mots qui ne la sauveront pas sont déjà de l’autre côté. Elle, si abandonnée, qu’elle l’est d’elle-même, sans parler de Dieu et des hommes.

 

  Elle suit les nuages sans provenance ni destination. Leur légèreté la porte et l’accable. Le long de la mer elle parle d’eux. Elle prend une voix off. Elle va exister d’un instant à l’autre. Sans demander pourquoi la plage crie. Elle n’écrit pas chaque page pour la tourner, elle s’y cogne comme à une falaise de lamentation. Son entêtement est océanique. Le sel de la terre, elle le jette sur ses mots, car ce sont des blessures. À part cela, c’est une petite fille qui court sur le sable sans réussir à s’envoler. Reste, en écrivant, ce crissement sous les dents. Elle a des souvenirs d’enfance de mouette clouée au sol.

 

  Elle a tout laissé en plan. En général, c’était pour disparaître au  bout du monde. Elle traversait quelque enfer climatique dans un autocar brinqueballant sur une route défoncée. Pas si dépaysée de ne pas savoir où elle allait descendre, jusqu’où. Hors de question d’écrire sur ses genoux. Il y avait toujours la poussière. Elle revenait comme elle était partie, sans prévenir. Ni plus ni moins changée qu’après s’être traversée elle-même, pas moins méconnaissable. Je lui parle dans le bruit du moteur, comme avant dans celui des vagues. Je lui parle, comme je lui ferais désespérément du bouche à bouche.

 

  Elle a simplement dit « à demain ». Allez savoir. Une nuit d’écriture à marche forcée l’en séparait. C’était appelé à continuer, elle et la vie. Ça la faisait souvent ricaner. N’avait-elle pas cependant pris date ? Mais de manière si détachée, si étrangement détachée. Personne ne le remarquant sur le moment. On se retrouverait donc demain. Elle, des lignes nerveuses et un silence strident plus tard. Devant calmer ses mains, réprimer ses frissons. Elle a une voix à toucher le fond, et c’est de là qu’elle revenait, le lendemain. Qu’elle n’est pas revenue. 

Le commentaire de sitaudis.fr


Pour DANIELLE COLLOBERT
(23 juillet 1940-23 juillet 1978)