Barque pierre (bag vaen) de Frédérique de Carvalho par Béatrice Machet

Les Parutions

12 août
2020

Barque pierre (bag vaen) de Frédérique de Carvalho par Béatrice Machet

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Barque pierre (bag vaen) de Frédérique de Carvalho

Avant même d’ouvrir le livre, le titre nous interpelle. Barque voudrait dire flotter et naviguer, pierre coule — voilà qui intrigue. Alors barque pierre comme on trouve encore dans les campagnes : auge, mangeoire, abreuvoir, ou même tombe, ou encore couffin ou berceau, voilà les images qui anticipent la lecture. Sur la couverture, la gravure rouge sépia de Rebeka Triai montre une échelle fougère comme si elle invitait à quitter le sol et grimper à un étage supérieur (d’accomplissement, d’évolution), un peu comme les ancêtres des Indiens d’Amérique du Sud-Ouest dans leurs récits de la création se représentent l’émergence des humains actuels entrant dans ce qu’il nomme le quatrième monde. Ou encore une échelle rêvée comme celle de Jacob qui y voyait les anges descendre sur terre… Ce qui transformerait le lieu de résidence, l’ancienne poste de Plounéour-Ménez où Frédérique de Carvalho a écrit ce livre, en un Béthel breton où déposer une arche d’alliance personnelle. Encore une fois nous nous trouvons avec un texte sobre, sans grandiloquence, sans fioriture comme Frédérique de Carvalho la pratique.

Deux colonnes, dans celle de gauche juste quelques mots, comme pour suggérer un titre. Ou pour figurer, ainsi que la quatre de couverture le souligne, des didascalies, des apartés, une voix off. Dans celle de droite une « narration » faite de descriptions, de méditations, de questionnements, de souvenirs … « elle dit », avec parfois quelques accents à la Marguerite Duras. Le paysage, la mère, l’enfance, la langue emmêlent les temps et les lieux …

« Elle dit que son travail de vivre est de bouger les immobiles », pour un peu on verrait par derrière cette proposition la silhouette de Rimbaud écrire les assis. Mais rien de son ton mordant ici, pas d’ironie. Rimbaud encore quand page 11, les poches pleines de vent renvoient aux poches trouées si ce n’est aux semelles du célèbre Arthur. Plus loin « elle dit » tout en laissant entendre Baudelaire nous inviter au voyage et Nerval nous chanter d’outre-tombe sa mélancolie. Plus loin dans le dernier quart du livre, c’est René Char (retour amont), Victor Hugo qui sont rapidement invités.

Il s’agit d’un pays de pluie, il pleut comme un chagrin, et les causes du chagrin sont plurielles. La condition humaine pour une part mais aussi la condition faite à nos animaux « domestiques » d’élevage. La souffrance animale, dans l’univers concentrationnaire ou bien souvent ils se trouvent, est grande, égale ou pire à celle des humains déportés, migrants, sans papier, exilés, réfugiés. D’ailleurs « elle dit que déporter c’est un / verbe / d’état ». Une entorse géniale à la grammaire pour pointer du doigt les logiques politiques et économiques qui font entrave à la bonne entente entre humains dont l’intelligence devrait les amener à se comporter solidairement entre eux et avec toutes les espèces vivantes, y compris la planète terre elle-même.

Il s’agit d’une série de gestes et/ou de non-gestes comme : ne pas se retourner, oser parler, être paralysée et/ou enfermée, regarder le miroir, écrire en cachette ou non, habiter, défaire, refaire le monde, découdre, réapprendre, répéter, rassembler des morceaux, couler, oublier, se tenir droite, désirer … Il s’agit d’une mère : « le sujet tous désirs confondus dans le mot possession / le sujet n’est pas simple ». Peut-être à cet endroit, page 47, est livrée au lecteur-trice la clé « secrète » de l’écriture quand l’exergue nous offrait un éclairage en plus d’une explication pour le titre : « une barque souvent accostée au rivage y défiait l’océan, l’océan du langage ». Cette citation de Llean prévient le lecteur, il aura à défier l’océan du langage en accompagnant son auteure sur des flots à la force tranquille et contenue, même si la mer-mère est démontée, déchaînée,  et qu’il faille la remonter, comme une horloge, comme les bouts de ficelle à joindre, pour guérir de l’enfance et rendre au fil du temps sa fluidité de dire in-encombré.

Ça et là des mots accrochent l’oreille, des sonorités claquent comme les vagues se briseraient sur les rochers. Inattrapable, Kalachnikov, des sons nous sortent de la torpeur embrumée où le paysage est plongé, ils font écho au geste de « bouger une / pierre comme un peu exhumer la mitraille ».  Car ne nous y trompons pas, nous sommes sur un champ de bataille. Il y a eu la perte, il y a la prise comme on prendrait une revanche sur l’enfance corsetée et les traumas refoulés, il y a lutte pour prendre langue, prendre souffle, comme on prend aussi racine, comme on prend feu, on prend froid, mais cet effort de prendre sur soi n’empêche pas le constat qu’il est trop tard : Eurydice est déjà morte, la blessure est sans couture et saigne encore en lieu d’oubli.  Lacunaire donc l’écriture, le-la lecteur-trice remplit les vides et les silences car l’imagination va bon train jusqu’à arriver page 36, où en adjoignant un c au mot rime on assiste au crime de la langue qui guillotine et de l’homme qui assassine. Et ce sont parfois les enfants les victimes (à l’instar de Mozart), les petites filles aux cheveux fous qui récitent des poèmes et les écrivent aussi parfois afin de suivre leur vague à l’âme, la lame vague (du C qui sait), la ligne brisée de l’écriture.

Page 37 on lit : « le geste s’est décroché ». Qui peut répondre à la question qu’est-ce qu’un geste décroché a résolu une équation de physique élémentaire dans un monde d’après la chute, où l’immédiateté, le soir et le ciel tombé, bien que nommés, restent des inconnus tant que la poésie ne les intègre pas à son silence de voir venir.

« Elle dit si maintenant la mère se détache / alors quoi / le désir ». Cet ensemble de trois vers à la fin de la page 61, c’est-à-dire au beau mitan du recueil agit comme un gond et fait pivoter le « récit » vers une forme de résolution. On comprend que ces trois vers amenés à cette place par un cheminement qui de la corde du vertige balancée nous installe à une table /à ne pas démordre / jusqu’à ce qu’il soit possible de revenir de la mémoire.

On se souvient de Marie Cardinale et de ses mots pour le dire, dire ce rapport mère-fille qui de générations en générations rend si difficile aux filles la possibilité d’être elles-mêmes, de se sentir épanouies en tant que filles et femmes, obéissant aux injections de la répétition, de l’échec, de l’insécurité, malgré leur désir de vivre, un précipice bien souvent sous les pieds. Et qui une fois mère transmettent et le sentiment d’abandon et l’identification à une mère idéalisée. Et comme on le sait bien, ni LA FEMME ni LA MERE n’existent. Comme tout sujet on ne nait pas telle, on le devient. Et le devenir passe par la pulsion de répétition, le devenir passe aussi pour Frédérique de Carvalho par une page blanche où déposer la parole entendue, une voix qui « raconte » en pointillés cette histoire qui nous gouverne toutes et qui conduisent les filles à n’être que les filles de leurs mères tantôt trop absentes, tantôt trop présentes, violentes, ou parfois jouant plus la grande sœur que la mère, parfois maltraitantes, parfois intrusives et fusionnelles, une mère qu’on « haime », et de cet espace oppressant il faut se libérer … pas une mince affaire !  

Long poème comme passé comme au rasoir d’Okham, y a été éliminé tout ce qui serait perçu comme bavard, superfétatoire, on y a éliminé tout ce qui serait de l’ordre de l’explication, il faut sentir et deviner, voir au-delà de ce qui est montré du paysage et de l’ambiance et des bribes de souvenirs et des réflexions, se faufiler dans ce qui « ne se goupille » pas mais « se déroule » pour rattraper « l’image » qui « devance » l’auteure soit dans une chambre, soit sur un carnet … où toujours la présence de la mère déstabilise.

Et puis « les bêtes reviennent », « et que seules les bêtes ». Et puis une forme d’apaisement au fur et à mesure que l’écriture (sans rimes mais avec assonances) « reprise les images » qui annonce la fin « de l’exil » et par voie de conséquence : « (plus de crime) (donc) ». Nous voici en un lieu non familier mais qu’il est possible d’habiter, comme on habite la terre en poète ainsi qu’Hölderlin nous le recommande. Elle dit combien elle aime les bêtes, elle aime les arbres « anges païens » et c’est grâce au chêne (le père, carvalho en portugais) et le chuintement de la sonorité du mot en français qui rappelle la langue portugaise, que peut-être l’emprise de la mère lâche et qu’« elle dit … toute langue a deux langues ». Le livre se finit comme avec un geste d’au revoir de la main qui s’efface. On ferme le livre avec la sensation d’une guérison émue dans le corps et la certitude que ce « fil déchiqueté » utilisé pour « recoudre », ce fil de l’écrit tient et tiendra malgré les cicatrices que l’exercice de cette chirurgie inévitablement génère. On le lui souhaite fort et sincèrement en remerciant Frédérique de Carvalho pour cette plongée pas si simple là où il suffisait d’écrire. Oui en effet « il suffit » !

 

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