Fiction : la portée non mesurée de la parole (extrait) par Pierre Drogi

Les Parutions

05 févr.
2017

Fiction : la portée non mesurée de la parole (extrait) par Pierre Drogi

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Retour à la parole ordinaire : nommer, tuer

 

Nommer, ce pourrait être borner, baliser, arpenter, mesurer, ranger, classer, tuer. Comme quand on nomme les choses et les êtres du monde pour en prendre possession ou leur imposer un pouvoir, ne serait-ce que virtuel, celui par exemple de les forcer à comparaître dans nos représentations par l’élocution d’un mot. C’est, paraît-il, le sens des catalogues sumériens de noms destinés à cadastrer le monde afin, par la double imposition d’un nom (vocal) et de sa graphie (écrite), d’assurer un pouvoir, magique, scientifique, économique (c’est-à-dire d’usage, utilitaire) sur ce qu’on nomme. Premières encyclopédies, animées du désir de la collection de tout ce qui est ou serait nommable ; premier effort de l’humanité écrivante vers la scientificité, selon Jean Bottero, et vers l’épuisement du « monde ».

Ce peut être aussi réduire les êtres ou les choses à une forme : pour le dire vite, si « un chat est un chat », on ne lui permettra pas (aisément) d’échapper à sa forme ou de devenir autre chose, d’être nommé ou considéré ou vu autrement.

Si je connais le nom, j’ai pouvoir. Si je connais le nom, je connais l’homme. D’où, dans certaines circonstances ou civilisations, l’usage de noms secrets destinés à contourner ce pouvoir. D’où aussi l’importance de connaître ce nom dans les opérations du domaine de la magie…

Nommer c’est définir, enfermer, prendre possession, tracer frontière. Et quand on nomme on détermine.

« Odeur de forêt serbe en deçà, croate au-delà », pour paraphraser à la fois le travail de Jean-Pierre Faye sur la frontière résultant de la guerre en ex-Yougoslavie et le célèbre fragment de Pascal.

Mais l’odeur de la forêt n’est pas croate, l’odeur de la forêt n’est pas serbe ; l’odeur de la forêt n’est pas l’odeur de la forêt ni la forêt même forêt. (Et le poème qui prétendrait d’ailleurs, de surcroît, expliciter cela n’est pas même assuré d’être un poème.)

 

Il n’y aurait en fait pas de nom juste. « Bien sûr que ça n’a pas de nom ! », s’exclame presque joyeusement Alice, soudain libérée des déterminations extérieures qu’impose le langage limité à son usage « d’usage », et confrontée soudain, dans le Bois sans nom du chapitre III de De l’autre côté du miroir, à l’absence de possibilité de désigner immédiatement ce qu’elle voit par un nom. C’est même cette absence de mot juste - absence qu’il s’agit de retrouver ou qu’il nous faut retrouver sous tous les emplois « injustes », « fautifs », « incorrects », « insuffisants » du langage « ordinaire » - qui autorise cet autre usage du langage que nous nommons, selon les occasions, fiction, littérature, poème ou « chant de Joséphine » et qui oblige celui qui parle à penser chaque mot en termes de traduction. Parce que toute formulation reste inévitablement (et jusqu’à un certain point) fautive et mal comprise, force nous est de recourir, tant face à ce qu’il s’agit de nommer que vis à vis d’un énoncé déjà constitué dans n’importe quelle langue de la terre, à sa traduction : l’effacement partiel du sens en route vers une reformulation plus adéquate ou plus juste (ou au plus juste) du sens…

Si nous cherchons, en effet, contrairement à ce dont il était question dans le précédent usage des mots, à déterminer les conditions d’une traversée ou d’un passage d’un terme à l’autre, d’une communication, d’une porosité, au lieu de vouloir arpenter des territoires (à l’instar d’un certain K.) pour y délimiter des frontières - « tra-duire » (c’est-à-dire mettre un pied dans une autre langue ou formuler avec d’autres mots, en déséquilibre, ce qui ne s’était donc jamais tout à fait justement formulé dans celle où il avait été formulé au départ) s’offre comme la seule possibilité de déverrouiller le langage et le processus de la nomination sans nous passer des mots, en montrant qu’on peut dire autrement, qu’on peut faire percevoir autrement ce qui avait été précédemment perçu ou dit, en faisant passer un sens, une émotion, voire une lettre (le poète roumain Nichita Stànescu parle de « lettres internationales ») ! d’un lieu (spatial, linguistique, mental, affectif) à un autre.

La traduction, à quoi s’apparente à la fois l’écriture (traduction en mots de ce qui vient du dehors) et la lecture (traduction des mots en sens), peut apparaître ainsi comme l’effacement des limites tracées par une langue par rapport à une autre langue mais aussi comme l’effacement des limites tracées par une langue à l’égard d’elle-même. La traduction (qui correspond en même temps à une lecture impliquant un choix, ou à un commentaire) apparaît comme un sésame à l’intérieur de chacune des langues, entraînant par sa nécessité et sa possibilité, le sens de l’écriture et de la lecture dans chacune des langues : par elle, on traverse pour échanger langues, places et figures. Le mot, par elle, n’est plus shibboleth, mot de passe qui discrimine pour tuer. Mais garantie de vie pour l’acte de nommer, jamais plus figé entre les bornes d’une langue ou d’une formulation unique ou univoque, bloquée.

Le poème relève de ce processus de traduction. Le poème, plus précisément, parce qu’il relève dès l’origine d’un processus de traduction (conscient, chaque fois, de l’insuffisance de ses moyens), apparaît, par voie de conséquence, dans sa propre langue, comme le lieu de perpétuelle traduction d’une langue en elle-même. Et, ajoutons-le aussitôt, comme l’obstination infinie de tout ce qui échappe au langage à retraverser une nouvelle fois le filtre des mots.

 

 

 

 

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