kryptadia, Anne Malaprade par Pierre Lauret

Les Parutions

11 oct.
2021

kryptadia, Anne Malaprade par Pierre Lauret

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kryptadia, Anne Malaprade

 

Après des textes universitaires sur Catherine Pozzi et Bernard Noël (choix significatifs), Anne Malaprade a publié plusieurs livres qui l’ont fait connaître comme un poète de première importance aujourd’hui. Fidèle au programme annoncé par un titre antérieur, Notre corps qui êtes en mots, elle explore la réalité du corps écrivant, ce qu’elle appelle le « corps conducteur ». On trouve dans son dernier livre, kryptadia, des formules aphoristiques comme « C’est pensif et ce n’est que du corps », ou « une pensée sans les pieds / n’est pas », qui arrêtent le lecteur et le retournent sur sa propre pensée. Cette exploration est menée par une écriture tendue, acide comme une eau-forte, qui ne craint pas de déranger : c’est la « typographie » de « ce que les mots doivent à la chair », avec ses fulgurances (« Chaque phrase court à sa perte ») et ses énigmes. 

 

On peut se retrouver, mais aussi se perdre dans kryptadia – « ça veut dire les choses cachées », rappelle l’auteur. Tout en maintenant une continuité sismographique, le livre est assez différent des précédents : parsemé de plus d’allusions à des événements autobiographiques, et comme habité en secret par une narration impossible dont il ne resterait que des tessons, des éclats coupants. Un matériau romanesque diffus contribue à cette impression : l’enfance, l’adultère, la violence sexuelle. Mais tout cela reste allusif, coupé, échappé, - crypté en somme.  

 

La section initiale, « prélude », annonce avec franchise une lecture difficile. Elle résume une destruction d’où procède l’écriture, elle se résigne à la caverne (la crypte), elle prévient de la disparition des relations logiques, de la chronologie et de la causalité, elle avoue un rythme « malade », et elle finit par la déclaration d’un contact impossible : « Kryptadia touche un point de solitude (...) ce point pique et blesse ». Comment le lecteur pourrait-il toucher ce point où celle qui écrit, qui s’écrit, qui est écrite, se retrouve seule avec sa blessure ? Le paradoxe de ce prélude est qu'en s’expliquant, il institue une distance infranchissable entre celle qui écrit et son lecteur. Cependant, le lecteur optimiste part du principe de Rimbaud : « ça ne veut pas rien dire ». Dans chaque phrase se tient en réserve un sens qui peut être décrypté tout en conservant son être crypté. Les énoncés l’atteignent : ils peuvent le toucher. Mais dans ce livre, ce n’est jamais garanti. La lecture devient une expérience fascinante, mais très difficile, et parfois inaboutie : se cassant les dents sur de petits blocs de signifiants sans signifié. Certaines énigmes peuvent rester indéchiffrables – au moins provisoirement : « L’Elle scarifie certaines lettres car les mots eux aussi vivent amputés d’une tendresse voyelle. » Ça dit quelque chose de l’écriture, mais quoi ? D’autres énoncés restent devant le lecteur comme des cadavres exquis : « La femme sans ombre choisit le silence alcoolique. » ; « « La femme d’ambre endort l’image d’une chevelure tachée. » Certains indiquent le sens à décrypter : « L’alphabet des oiseaux sur fil court-circuite la théorie ». Le contexte permet de conjecturer qu’il s’agit d’une partition, qui met en opposition la musique et le discours. Cette conjecture décourage un peu le commentaire. Le livre semble se défier de la prose et des tentatives de « ranger le désordre »  : « comme si la philo voulait baiser la poésie, la prose débrancher le vers ».

 

Le prélude ne s’arrête pas au constat d’une destruction, d’une sorte d’échec qui pourtant fait œuvre, ou en tout cas poésie. Il dispose les éléments et le programme de l’écriture, le terrain que l’écrivain·e dispose et qui va lui permettre d’écrire. Déjà, il faut un titre, est-il écrit plus loin : il faut l’attraction d’un signifiant, « kryptadia », un mot qui soit à la fois la clef et l’énigme, comme un sésame ou un schibboleth. Dans le prélude, il y a aussi quatre femmes, « constituées de matières et de lumières, de pulsions et de sexes ». Trois sont gigognes (la « femelle », l’ambre et l’ombre -  deux mots très proches et très lointains) et la quatrième est sans doute leur fille. Son prénom, Constance, est aussi un nom commun, le nom d’une vertu (la constance du sage) ou d’une obstination. À la fin du livre, on trouve les définitions de l’ambre et de l’ombre données par le Grand Larousse – des définitions encyclopédiques, des définitions de choses. Là encore, l’éventail déployé des significations éclaire et voile. 

 

Les éléments posés dans le « Prélude » forment un territoire intime, que le lecteur ne peut que deviner sans être sûr d’y pénétrer. Il pressent une constellation de résonances intérieures, mais il ne peut pas les éprouver, seulement les frôler. Parfois, on sent que par les mots l’auteur touche un point intérieur vibrant et décisif, mais comme c’est un point de solitude, on n’y a pas accès. Entre la femelle, l’ombre et l’ambre, toute une histoire s’intrique, mais ne laisse que des indices, des traces de pas qui ne font pas un chemin. L’homme ne fait des incursions dans le texte que sur le mode de la violence, de la répression, ou de l’impertinence – celle de la prose, de la possession, de l’interdit.

 

Enfin, le « programme » d’écriture (« La solitude, c’est le programme », titre de la deuxième section) ajoute plusieurs couches de complexité : c’est un programme heuristique, ce qui rend le livre passionnant. On est embarqué dans une quête, même si on n’en comprend pas tout. Un livre nous emporte s’il a un ou des enjeux, que celui-ci nous reste dissimulé, ou opaque – énigmatique – est secondaire. La quête reste cependant compliquée, parce que « s’introduire dans le mot ou la lettre » c’est pénétrer dans un réseau d’attractions incontrôlées où les monèmes et les phonèmes s’attirent selon des lois inconnues au lecteur. C’est à nouveau la dimension d’intimité qui le tient à distance : tout simplement, les mots n’ont pas pour lui la même puissance d’évocation, et il n’a pas vécu dans leur familiarité. Il pressent des résonances de cloches très lointaines qu’il n’a jamais entendues. Il faut lire et relire, et relire encore. S’arrêter, se laisser affecter. Lire un livre, voir un film ou une pièce de théâtre, relève toujours un tant soit peu de la consommation, donc d’une rapidité qui contraste avec le temps de la création. On lit toujours trop vite, on voit, on regarde trop vite. La poésie d’Anne Malaprade nous retient comme une énigme, qui dit notre vérité sans qu’on parvienne aisément à la comprendre. On lit et relit les sections, avec leurs titres mystérieux et parlants : « L’absence visage », « Fugue », « Le moment de la première personne », « Un adultère devance le monde » « Corps conducteur ».

 

Ce livre fascine, parfois au sens littéral : on ne peut s’arracher à un paragraphe. Il perturbe, mais  mais il parle sans cesse. Le secret impénétrable y côtoie l’éblouissement, comme avec la « Fugue », un chef-d’œuvre sur l’ « État du corps en mode écriture : on éprouve intensément le négatif, cela s’appelle peut-être souffrir ». Dans « Un adultère devance le monde », le passage qui alterne « Pas assez de corps... assez de corps... » nous confronte aux puissances et impuissances de notre incarnation : « Pas assez de corps pour contenir l’angoisse, assez de corps pour déployer l’autorité... Pas assez de corps pour patienter, assez de corps pour supporter ». C’est un grand texte. C’est de la grande poésie. Unique, singulière, elle s’impose au-delà même de notre capacité à la comprendre : elle s’inscrit en nous.

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Éditions Isabelle Sauvage
96 p.
16 €


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