Littoral 12 d'Anne Calas par Jean-François Puff

Les Parutions

24 mai
2014

Littoral 12 d'Anne Calas par Jean-François Puff

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Rooms by the sea : au premier plan du tableau d’Edward Hopper la porte d’une pièce  directement ouvre sur la mer et le ciel. La blancheur, le bleu, la lumière – ce que cela implique d’intensité, de sensation heureuse : le livre d’Anne Calas ne dit pas seulement cela, mais ce peut être l’impression qui reste en mémoire, au terme de la lecture – comme on dirait à la fin du voyage.

Chose rare en poésie, on entend dans ce livre, au hasard d’une radio allumée, une chanson de variété (Joe Dassin), dont le texte est cité avec la longueur d’onde de la station : « 106.3 FM À toi / À la façon que tu as d’être à moi… » Vous fredonnez, j’imagine, la suite – que vous l’aimiez ou non, vous l’avez entendue, cette chanson : et le poème la fait justement résonner comme on la découvre ou la réentend : au hasard. Il y a dans cette mise en abyme une désignation de la naïveté – au sens étymologique du terme – du livre : de ses thèmes, le désir, l’amour, la maternité, la mémoire et les rêves. Il y a pourtant de l’art ici – dans la diversité des formes du poème, une intuition rythmique jamais prise en défaut – mais il s’identifie avec un élan premier, une étonnante force d’affirmation du poème lyrique, qui se passe de justifications. Oubliez le renouveau lyrique et ses réticences, sa manière si irritante de prendre le monde avec des pincettes du genre « On dirait que la lumière, ce soir / Se retire et nous laisse… » etc. : celle qui parle ici s’engage directement dans l’expérience et l’expression.

La quatrième de couverture décrit un protocole de composition : Littoral 12 a été composé en 2012, au cours de voyages dans douze villes du littoral – carte que dessinent les taches d’encre de l’illustration de couverture (Gaël le Maître), qui suggèrent le profil d’une côte, de mer du Nord en Atlantique – il découle de cela une division en XII chants (soit une demi Iliade selon les grammairiens alexandrins), auxquels il faut ajouter trois « intermèdes insulaires ». Le chiffre 12 revient dans le livre avec la forme du douzain : un par chant à partir du chant II, puis la totalité des chants XI et XII.

Le modèle épique – d’un poème dont Pénélope serait l’héroïne – est impliqué par cette division, autant que par le thème du voyage : mais il ne faut pas croire que nous allons être confrontés à une sorte de reportage poétique (à chaque chant, sa ville…). Certes, il y a de la narrativité dans ce livre : la locution « et puis » à l’incipit de nombreux poèmes le manifeste : mais il s’agit aussi d’une esthétique du plan cinématographique, que conforte la présence des trois photographies qui scandent le volume (une page / un plan ; tournez la page ; « et puis… » : regardez) ; et, dans le cours du poème, les lieux ne sont pas systématiquement identifiés (cela arrive cependant, et conduit l’imagination dans telle ou telle direction). Mais c’est surtout que le poème compose sa propre géographie : l’île, la surface marine, la plage et ses dunes, les constructions du bord de mer, une forêt où le grand Pan n’est pas mort, voilà l’espace que l’on parcourt ; s’y entrelacent et le compliquent la mémoire et l’imaginaire. Mémoire d’enfance, ou d’amours lointaines comme ces silhouettes là-bas sur la plage :

 

Souvenirs dénoués jeunesse qui marche au loin

 

La nôtre

 

… imaginaire mythologique déployé et comme lavé de son ancienneté, des figures de Thétys, mère des divinités des eaux, et de Circé, la magicienne qui voulut retenir Ulysse, à la biche qu’Héraclès désira et aux divinités des bois :

 

 

[…] troupes joyeuses troupes alertes brillant cortège de Diane, passez, traversez ! Pentes boisées, collines, frais vallons, vertes prairies jusqu’au bord des ruisseaux, ébats des naïades là, sur les pierres couchées je joue je marche nue dans la forêt, le bois, murmure du vent dans les grands arbres, je vous entends. lumière du rivage à travers les feuillages eux courantes odorantes parfumées je me baigne. […]

 

 

« Malheur à nous de n’être pas des dieux », est-il écrit, ce que j’entends ainsi : « malheur à nous de ne pouvoir demeurer ce que nous devenons, à cette lisière mouvante du rivage, à ce lieu d’intensité toute particulière de l’existence, où nous sommes haussés, dans le temps dérobé de l’amour et de la poésie, à un surcroît de nous-mêmes »…  Au point que le rivage c’est aussi la possibilité de la perte, l’ouverture au vide, à l’indéterminé – et il y a un rythme dans le livre, d’élans vers l’effacement et de retours à soi (« s’atomiser pour revenir »). Reste que le risque doit être pris pour atteindre à l’intensité désirée :

 

[que faire de lendemains qui ne chanteraient pas ?]

 

Il faut l’entendre pour soi-même et pour tous. De fait ce qui domine dans le livre c’est l’énergie heureuse, l’exergue si bien choisie des Feuilles de route de Cendrars l’annonçait (Je suis propre lavé frotté plus que le pont / heureux comme un roi / riche comme un millionnaire / libre comme un homme) ; l’annonce n’est pas déçue :

 

zoom avant

 

l’hiver est brûlant soleil éclatant soleil de gueux je marche dans les rues sur la vague sur l’eau je marche suis en retard et me fiche de tout

 

sur ce trottoir je ris aux éclats je vis

 

je t’aime

 

 

fille du ciel et de la terre épouse de l’océan ma sœur et ma nourrice

Thétys

ne m’oublie pas

 

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