Naissance de la phrase de Jean-Christophe Bailly par Vianney Lacombe

Les Parutions

26 juin
2020

Naissance de la phrase de Jean-Christophe Bailly par Vianney Lacombe

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Naissance de la phrase de Jean-Christophe Bailly

Naissance de la phrase est composé de deux textes de Jean-Christophe Bailly portant sur le langage. Le premier s’appuie sur une enquête publiée par Hélène Clastres sur la conception fondatrice du langage chez les indiens Tupi-Guarani, où la venue au monde d’un petit d’homme est celle d’un être parlant, dont l’existence est considérée comme un phrasé, singulier pour chaque être humain, mais qui s’inscrit dans une langue qui encadre et conditionne son accès au langage, c’est-à-dire une relation au monde mise au point par une communauté. « Le langage est le frayage humain, c’est le répons que les hommes ont donné à l’énigme d’exister » (p.15). A l’intérieur de cet espace représenté par le langage, les mots sont venus un jour peupler ce que Johann Gottfried  Herder appelle, dans son Traité sur l’origine des langues, le « Panthéon sonore » de la langue depuis les origines jusqu’à nos jours.

 A l’intérieur de toute parole, le phrasé articule l’immédiateté de l’impulsion, que le discours écrit ou parlé ralentit et organise. « Le langage, tel qu’il se forme en phrases, traduit et retraduit sans fin le monde, via ses traducteurs qui sont les parlants » (p.26). « Dans le grand théâtre du monde, l’homme est le récitant d’un monde dont il n’est pas l’auteur » (Calderon). « Le langage est la modulation infinie de notre répons, et en chaque langue il répond de l’effort qui a été fait par la communauté qui le parle, non seulement pour se parler à elle-même mais aussi pour qualifier le monde qui l’entoure et sa façon de l’habiter. » (p.28)

Le langage ne commence qu’avec le phrasé, dans lequel se rejoue à chaque fois l’origine de la langue, phrasé qui ne serait d’abord que l’écoute de ce qui n’est pas encore tracé (articulé), mais dicté dans le poème vers sa propre incertitude auquel le phrasé donne la forme et la consistance d’une errance originaire, et non celle de l’autorité du discours.

Le deuxième texte de ce livre s’ouvre sur le poème de William Carlos Williams, Paterson, dont la première phrase est précédée de « deux points » :

« : la fierté du pays ; le printemps, l’été, l’automne et la mer ; un aveu ;
une corbeille ; une colonne ; une réplique sans concession à la Grèce et à Rome ;
un rassemblement ; une célébration ; »

Les « deux points » ouvrent le poème, alors que d’habitude le rôle des « deux points » est d’introduire une suite, ceux-ci montrent au contraire au lecteur tout ce que la vie avait accumulée avant la naissance du poème dont le langage traduit l’écoulement des choses et du monde à travers le temps.

Parallèlement au poème Paterson, dans le film du même nom de Jim Jarmusch, l’image de l’écoulement d’une chute d’eau devient l’image du poème, de ce flux poétique qui traverse le langage, flux qui est le prolongement de la vie entamée avant que les « deux points » inauguraux ouvrent tous « les échos entendus d’un chant interne et inhérent au langage qui n’est pourtant lui-même que l’écho d’un sens qu’il a entendu, lui, autour de lui dans les choses ».(p.53)

Jean-Christophe Bailly insiste sur cette notion d’écho, de résonance laissée à l’intérieur du langage par la traversée de la rumeur du monde dont se nourrit le poème amorcé par les « deux points », qui transcrit sans aucune recherche de classification une conversation dans l’autobus ou une remarque faite en chemin, dont les quelques mots sont précipités dans une ouverture où l’intensité du poème n’est pas canalisée, à la différence des autres formes d’écriture. Le poète est dépassé par le sens surgissant dans la résonance du langage, confondant dans la même intensité le sens et la résonance : « Le poème est la tonalité du sens » (p.61). Le poème est le chant dispersé à l’intérieur de la langue que lui seul peut retrouver : il est l’éveil de la langue révélée à elle-même, sortie de son obscurité première.

Jean-Christophe Bailly approfondit notre réflexion sur les poètes dont le travail d’incertitude s’appuie sur le langage non-éclairé par la conscience, à la différence de celui que nous utilisons et entendons quotidiennement. Ce travail se fait l’écho de toutes les rumeurs dont la langue est traversée, mais retournée à la mutité primordiale à l’intérieur de laquelle le poème doit s’élargir et prendre la forme nouvelle des mots qui le composent. Le poète est pris aux mots de la langue et il les laisse se déployer en lui, au lieu de les cantonner dans le discours où la conscience les organise. Mais dans les poèmes les mots n’ont pas la même définition, ils sont le phrasé qui s’avance dans une signification regorgeante de sens à l’intérieur du flux de paroles, et le poète se fraye un chemin depuis le commencement de la langue jusqu’à la surface de la parole où ce qui n’a jamais été dit est dit et redit en bousculant tous ce que les mots ont gardé d’ancien pour apparaître dans leurs habits défroissés de sens et de sons mêlés.

 

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