Œuvres poétiques II de Patrick Dubost par Julien Le Gallo

Les Parutions

25 juin
2014

Œuvres poétiques II de Patrick Dubost par Julien Le Gallo

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           Depuis 2012, la rumeur libre recueille dans de larges volumes l’œuvre poétique de Patrick Dubost, jusque là dispersée chez de nombreux éditeurs. Si le premier tome a permis de relire ou de découvrir trois œuvres de jeunesse (Le cas Anton, Quentin Beaumatin et Bleu ! Bleu ! Bleu !), le deuxième propose une large sélection de textes pour la voix écrits sur une période de vingt-cinq ans. Quand on connaît l’admirable travail de l’auteur pour donner à entendre et à voir sur scène ce qui fait la force de ces textes, le projet peut intriguer : publier des textes pour la voix sans prolonger le livre d’un enregistrement de leur lecture ne va-t-il pas les priver de leur dimension essentielle ? Pour apprécier les dédoublements de voix qui animent par exemple la lecture de « Nous les penseurs », il faudra se reporter au CD édité par le GMVL en 2004[1], ou aux vidéos progressivement mises en ligne par l’auteur pour voir les gestes qui l’accompagnent[2]. Et on se prend à rêver d’une édition qui réunirait textes et DVD.

            A la lecture, le soupçon est cependant vite écarté. Il faut d’abord saluer la sélection proposée par l’éditeur, qui offre à lire en un même volume la totalité des textes de Cela fait-il du bruit ? (VOIX éditions, 2004, désormais épuisé), les Fragments d’un homme amoureux (Editions Lieux-Dits, 2006, épuisé aussi) ainsi que de nombreux autres textes publiés en revue ou ouvrages collectifs plus ou moins accessibles, tous retravaillés pour l’occasion. Contraints de lire simplement ce qui a été « é(            )crit pour être dit », nous découvrons que les textes pour la voix de Patrick Dubost pourraient se passer de toute oralisation et demeurer « silencieux, ce qui(     )tout au fond ne change rien ». C’est aussi qu’ils disent beaucoup, visuellement, de leur réalisation sonore. L’auteur joue ainsi des alignements à gauche ou à droite à la manière d’un enregistrement stéréo (« La parole immobile »), note des voix mesurées et parfois simultanées (« Tout ce foin », « Trente milliards d’années : on est tous nés ! »), dessine des ondes par l’allongement ou le raccourcissement successif des vers (« Je dis j’écris je t’aime »). « Voir un poème sonore, c’est l’entendre déjà »[3].

            Puisque mot écrit et mot prononcé forment un signe unique, il faut appréhender les registres visuel et sonore sur le mode d’une continuité. Leur racine est corporelle : « )avec mes lèvres( )ma gorge et plus profond que ma gorge(            )le ventre et de là ça part dans les mains(            )et de là ça part dans(   )la salle et(       )de là ça revient par les yeux jusqu’au ventre et de là(            )ça repart dans les mains ». Le poème n’est en ce sens pas plus sonore que visuel mais écrit depuis la totalité du corps et dit « par la voix sortie du fond des yeux »[4].

            « Un mot fait autant de bruit / que la somme de ses lettres », pose l’un des textes à la manière d’un principe[5]. L’opposition entre mot écrit et mot prononcé n’est pas la seule à être remise en cause par le recueil. Dans le Manifeste pour un théâtre moderne, Patrick Dubost notait :

            « La distinction entre :

- un mot qui désigne un objet,                     

- un mot pris comme objet sonore,          

- un objet sonore,                                

- un objet tout court,                                

n’a pas caractère d’obligation. »[6]

            Ici le mot « rhizome » tombe de toute sa matérialité dans une assiette en papier par le jeu des guillemets[7]. Là, c’est le mot « poésie » qui acquiert une soudaine épaisseur par permutation des voyelles. Ailleurs, un discours amoureux se dissout et tend vers le bruissement non signifiant: « Tun jient et s’éris je t’crit sans rie d’paquecrire Oùbot ute unee qui le uit Je saucAu bEt rien même ujours eten silefondnencruge pas »[8].

            Rares sont au final les textes explicitement destinés à la scène et qui pourraient difficilement se passer d’elle (« Norm’al » pour un poète et sa marionnette, « Le discours aux vaches » qui prend la forme d’un monologue, « Zun’ », parodie de conférence aussi à la rigueur). On comprend en même temps pourquoi autant de metteurs en scène ont choisi de s’en emparer. Très travaillés, ils ne sont pourtant pas saturés. Dans Update !, Philippe Castellin remarquait, à propos de la poésie s’échappant du papier :« Si, et cela n’a rien d’obligatoire, plusieurs familles de signifiants interviennent, la condition sine qua non de la fusion est qu’aucune d’entre elles ne soit saturée, complète ou autosuffisante. Il faut des trous, des manques, du vide. »[9] Ouverts, les textes ici réunis le sont en raison de leur écriture essentiellement fragmentaire. Phrases ou vers s’enchaînent souvent sous forme de listes (« L’inventaire des théories », « Théorie des théories à l’usage des peintres »), propositions présentées à la manière du Tractatus (« Nous les penseurs », « La récréation des morts », « L’axe du temps ») ou brefs paragraphes numérotés, parfois égrainés à la façon d’un compte à rebours (« Fragments d’un homme amoureux », « S’éloigner du bruit pour mieux entendre »). D’autres textes sont criblés de parenthèses vides par lesquelles peut s’engouffrer le souffle (« Pour la bouche avec les yeux », « Sous une terre humide »).

            Que dans les jeux du texte puissent s’insérer des signifiants, sons, gestes ou paramètres de l’oralisation, d’une manière qui échappe à la redondance ou au commentaire n’implique cependant pas l’incomplétude du texte ou sa dépendance à l’égard de la performance scénique. Au modèle de l’engrenage proposé par Philippe Castellin, invitant à penser le texte comme la pièce d’une machine qui serait seule complète, il faut sans doute substituer ici celui du développement concurrentiel des plantes d’un jardin. L’unité réelle de « L’archéologue du futur » comme texte n’est pas telle qu’elle empêcherait le développement parallèle de cette autre unité qu’est la bande son dont se double la lecture sur scène ; elle semble pourtant simultanément pouvoir s’en passer. De même, entre la lecture performée de « Le mot « poésie » »[10] et sa version papier, c’est de deux œuvres distinctes que nous avons l’impression de disposer, l’une rendant explicite l’idée formelle du texte, l’autre permettant d’en reconstituer le sens : « Panniea « poésie » dans la meon goiche, pannoie « sonore » dans la miun druoti. Pannuoi « rien du tout » sar la puotroni ».  La lecture des autres textes du recueil montrant qu’ils peuvent fonctionner de la même manière indépendamment des performances dans lesquelles ils sont pourtant susceptibles de s’intégrer, il semble que nous tenions avec Œuvres poétiques tome II de quoi contrer ceux qui considèrent que la poésie sonore, d’action, etc., multiplie les attirails techniques au détriment d’un travail strictement littéraire.

 



[3]   « Sans titre sonore »

[4]   « Pour la bouche avec les yeux »

[5]   « Les papillons de nuit »

[6]   Manifeste pour un théâtre moderne, Color Gang, 2004.

[7]   « Je suis à table. Tranquille. Installé dans le jardin. Devant une assiette en papier. (… ) Je me prépare, solennellement, à attaquer mon repas. Et là, quelque chose tombe dans mon assiette. Un mot. Le mot « rhizome ». » « Sur le coup, je ne comprends pas bien ce qui est tombé dans mon assiette. Je peine à discerner s’il s’agit d’un rhizome (je sais qu’il y en a, plus ou moins émergents, dans les massifs), ou s’il s’agit, simplement, du mot « rhizome ». »

[8]   « Je dis j’écris je t’aime (version concassée) »

[9]   Philippe Castellin, Update !, Dernier télégramme, 2008 (p.50).

[10] Disponible elle aussi sur le CD L’archéologue du futur édité par le GMVL.

Le commentaire de sitaudis.fr

(écrits pour la voix),


éd. la rumeur libre, 2013


283p.,


22€

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