Philippe Beck, un chant objectif aujourd'hui par Isabelle Baladine Howald

Les Parutions

20 nov.
2014

Philippe Beck, un chant objectif aujourd'hui par Isabelle Baladine Howald

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Philippe Beck s'en occupe

 

 

 

Les éditions Corti publient les Actes du colloque de Cerisy sur Philippe Beck, décade qui eut lieu à la fin de l’été 2013. Le volume, conséquent, est d’une grande richesse, avec des apports extrêmement différents, souvent philosophiques ainsi que la poésie de Philippe Beck y entraîne, y tend, en vient, en part et s’en déprend pour créer cette œuvre unique, personnelle, d’une originalité déjà largement reconnue, y compris par Jean Bollack, initiateur hélas disparu au moment du colloque, philologue de renom, grand lecteur de Paul Celan entre autres. La philologie a tellement à voir avec ce que fait, défait, re-fait Philippe Beck à partir de sa propre langue et parfois aussi d’autres langues.

Comment commenter le commentaire, me disais-je, ou comment taire le commenté pour faire surgir quelque chose qui donne idée du surgissement lui-même…

    Ce qui frappe à la lecture du volume, c’est l’intensité du travail fait par chacun, qu’il s’agisse de l’approche du corps chez Philippe Beck (Isabelle Garron), de la musique (Gérard Pesson), de la poétique propre à Beck par Martin Rueff, des analyses très approfondies, parfois difficiles, profondément philosophiques mais si curieuses de poésie de Rancière, Nancy ou Badiou mais aussi les témoins d’une œuvre en devenir (Gérard Tessier  et le traducteur de Beck en allemand Tim Trzakaslik - mais comment traduit-il une telle poésie ?! Cette intervention à elle seule est abyssale). Ce qui frappe aussi c’est la diversité des intervenants (poètes comme Benoît Casas, Jean-Luc Steinmetz, Rémy Bouthonnier, critiques littéraires comme Tristan Hordé, Béatrice Bonhomme, Stéphane Baquey, Guillaume Artous-Bouvet, Judith Balso, Jérémie Majorel, Pierre Ouellet, Xavier Person ou Tiphaine Samoyault, ces différentes fonctions s’entrelaçant parfois d’ailleurs dans la même personne… Egalement un compositeur comme Gérard Pesson, une enseignante de théâtre comme Isabelle Barberis, une psychanalyste comme Annie Guillon-Lévy, des professeurs d’université comme Lucile Gaudin-Bordes ou Antonio Rodriguez, un éditeur – également traducteur et poète - Yves Di Manno, l’éditeur de Philippe Beck chez Flammarion, très fin lecteur et observateur de l’évolution de la poésie de Beck, des traducteurs comme Marcelo Jacques de Moraes, Günther Krause (par ailleurs metteur en scène), une romancière comme Natacha Michel, sans parler de celle qui s’en est allée tout récemment, la traductrice de Dante, poète, professeur critique et si belle personne, Jacqueline Risset qui souligne la radicalité du travail beckien. Avec des exemples de traduction, elle dit « l’étonnement radical » que produit la lecture des poèmes de Beck, la place atypique et inédite de son travail sur la langue française). Sans oublier Der Dichter himself, Philippe Beck, constamment touché, constamment sollicité, interrogé en tous sens et plein de gratitude, ne séparant jamais la poésie des diverses formes de l’amitié avec les vivants et les morts. L’héritage mallarméen comme celanien est de suite posé mais aussi déplacé ou « oublié », ce qui est une nécessité soulignée par Jacqueline Risset. Pas de conférence inaugurale de Philippe Beck mais une véritable invitation au dialogue. Cette modestie et cette curiosité seront présentes tout au long du colloque (on peut lire la transcription de toutes les discussions sur le site des éditions Corti.) De plus la diversité des intervenants souligne à quel point la poésie de Beck interpelle dans tous les états d’une culture ou des cultures, à quel point elle sollicite le théâtre ou la danse comme la philosophie ou l’enseignement.

 

    Jean Bollack résumant au mieux ce travail « l’originalité n’est jamais première… elle… s’autorise face à la référence », c’est exactement là où est la grande force, la pertinence et la permanence du travail de Beck, toujours plus avant. « On succède aux livres qui vous précèdent » ajoute Lucile Gaudin-Bordes et Gérard Tessier affine encore le commentaire : « cet inédit dans la langue revisitée » mais de façon sûre et décidée : « Aller au vers » dit Beck lui-même, ou ce magnifique « je m’en occupe », cité par son ami Gérard Tessier. En quelque sorte tout est dit mais c’est à partir de cela que tout reste à penser, à ouvrir et ce mouvement d’ouverture parcourt tout le volume jusqu’à la conclusion qui est justement quelque chose comme : il reste tant à dire !

    Ce qui frappe évidemment c’est la présence outre-tombe de Stéphane Mallarmé et de Paul Celan, comme déjà évoqués plus haut, l’un comme assise, point de départ en quelque sorte de la poésie contemporaine, en tout cas quelqu’un qu’on ne peut éviter, à partir duquel certes il faut partir, se dégager, qu’on le juge responsable du peu d’issues ou au contraire ayant ouvert la page (j’y ajouterais Hofmannsthal mais pour d’autres raisons), l’autre comme ayant porté à bout sa langue pour l’arracher au vocabulaire nazi minimaliste si bien étudié par Klemperer dans LTI, la langue du III ème Reich. De lui aussi il faut se dégager, ainsi qu’il le disait lui-même « élargir l’art … et dégage-toi. » Philippe Beck en est proche dans la mesure où lui aussi retravaille la langue d’une manière qui n’avait jamais été pratiquée. Mais il est après eux, il leur succède et ce pas au-delà est très sensiblement marqué. Il réinscrit sa poésie dans la langue française comme dans les contes de Grimm ou, fait très bien analysé par Stéphane Bacquey, dans le premier romantisme allemand. Il ne suture rien, il recoud les mailles de la côte d’un des frères cygnes qui s’envolent à la recherche de leur sœur… Souvent sans article, on le sait mais aussi sans sujet (ni je ni tu), la poésie de « l’impersonnage » (un vrai concept, comme celui de « chant objectif », ici aussi finement analysé) est « une langue presque inconnue » (Di Manno), « une œuvre insoluble », dit le même, à entendre comme non soluble et non comme incompréhensible. Certes cela ne se lit pas comme le premier roman venu et cela demande un effort ou bien cela nous égare (comme c’est bien de se sentir égarée ! Comme c’est bien de ne pas tout comprendre ! Comme c’est bien de se dire qu’on a des textes pareils à lire toute sa vie !), parfois les portes ne s’ouvrent pas ou s’ouvrent lentement ou plus tard, peu importe, Philippe Beck veut « retisser la nuit » et l’on ne dira jamais assez l’importance du fil et de l’aiguille dans ce qui le lie et le relie, du conte à la poésie.

     Ce qui frappe enfin, c’est tout ce qu’il resterait à analyser ou au moins approcher, par exemple l’importance de Schiller, qui se dévoile peu à peu à travers les diverses lectures… La très forte teneur intellectuelle de ce recueil, la densité des contributions, la profondeur des analyses ouvrent finalement pour moi sur une question : face à cette vraie pensée, face à cet aspect théorique, qui n’empêchent pas une poésie de toute beauté (elle n‘est en rien cérébrale), que doit la poésie de Philippe Beck à ce petit état furtif, que tout écrivain connaît peut-être, petit moment où les choses coulent toute seules sans qu’on fasse rien, sans qu’on l’arrête surtout tellement c’est chose rare ? Autrefois nommée inspiration ? Le travail de références, palimpseste constant de son texte à lui, vient-il en même temps ou le coud-il peu à peu par en dessous et par-dessus ?

 

Je n’en dirai pas plus. Mais plonger dans ce volume ou dans les livres de Philippe Beck est un saut dans l’inconnu, y nager une garantie d’être surpris, dérangé et émerveillé, patiner sur l’eau des poèmes un moment de danse qui nécessite une grande technique pour faire l’épreuve d’une grâce.

Philippe Beck va continuer de «s’ occuper » de la poésie,  moi je lirai.

 

 

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