Traces de Samira Negrouche par Hervé Sanson

Les Parutions

26 févr.
2021

Traces de Samira Negrouche par Hervé Sanson

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Traces de Samira Negrouche

 

Traces, ou le fouillis dévoué de la langue

 

« Celles qui saignent longuement
Avec des mots qui sont clairs
Les mots c’est rien ça marche devant
Une forêt vient derrière. »

Armen Lubin.

 

 

           D’écho en écho, le sillon creuse. Par ombres portées, des mots-galets essaiment.

          Dans le dernier opus de Samira Negrouche, ce sont traces que le cheminement entrepris fait fructifier : racines / silence / lumière / noir / oubli / mouvement / pouls / vague. Quai 2/1. Partition à trois axes, publié en 2019, les déposait déjà dans la rumeur du bruissement sculpté entre la poétesse, la violoniste Marianne Piketty et le théorbiste Bruno Helstroffer.

          Traces, publié par Fidel Anthelme X, poursuit l’odyssée et pérégrine à travers la « forêt de troncs (…) sacrée » qui résonne par-delà cultures et continents avec la forêt obscure de Dante Alighieri, au chant I de La Divine comédie : « Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m’égarai dans une forêt obscure : ah ! ce serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. » Mais la forêt, synonyme de perdition chez le poète italien, a laissé place ici à une forêt en mouvement, qui migre d’une espèce à l’autre, qui « se mouille » au point de quitter son genre. « Toute vie est mouvement », nous rappelle le poète, et l’eau gagne la terre ferme, au risque d’en noyer les racines. C’est à ce prix cependant que les images sont chambardées, qu’elles transbordent, et que la catachrèse – métaphore impossible – pointe le bout de son nez (« J’écoute le silence avec mes yeux. »).

          C’est avec ce seul « boucan » de la langue, cet enfumage des mots, ce marronnage du verbe, que la traversée peut s’opérer. Ainsi que nous le suggère le grand prêtre que devient alors le poète, « ça dépend comment tu traverses. » L’épreuve initiatique fait miroiter le « fouillis » de la langue (un fouillis qu’il convient de fouiller, si l’on veut y creuser son sillon), une « parole sans traduction possible », une « langue échappée », qui conduise à toutes les transsubstantiations possibles : « Je veux entrer dans la terre par l’eau / et dans l’eau par l’empreinte de l’eau. »

          Traces figure bien ce pas de plus, là où ça déborde. Le vers de Samira Negrouche apparaît extrêmement dense en ces pages, « chargé ». Habitant les recoins, les angles de la langue, la créatrice évoque « une langue chargée au bord du récit ». L’amphibologie règne. Qui est sujet ? Qui est objet ? « Au bord du bord / elle déborde la ville / sa langue est tuméfiée. » Qui déborde ? Quelle langue signe son altération ? À la « pointe » de la langue, le fracas du verbe enfle, puis « se décharge ». Dès lors, la charge et la décharge consécutive dont se dote la langue en ces pages mènent au grand chambardement des images : « tu verrais jusqu’où mes mains balancent dans tes pupilles. » Certes : la formulation d’une subordonnée hypothétique, couplée à l’emploi du conditionnel, euphémise la proposition. Mais il n’empêche : le grand déplacement est en route, « un doigt te signe l’invitation /// un doigt te traverse. » La main à plume a pris le large, mais le langage porte en lui son ombre ; double, il permet l’approche totale de celui qui nous fait face. « Les gestes que je répète sont comme le silence. »

          C’est précisément ce silence, « ombre mouvante » du geste « nombreux », qui me donne accès à : l’autre. Dans ses multiples dimensions (« C’est ainsi que je te vois / nombreux. »). Et la vision précède la connaissance tactile. Cette appréhension de l’interlocuteur m’enseigne dès lors ma propre langue, lui révèle des accents inédits, abyssaux. Fortifie des attelages propices aux transports les plus sidérants.

          Des barques se balancent contre la langue.

Le zeugma, transport burlesque, pointe alors l’ironie sous-jacente, distance salutaire vis-à-vis de soi-même qui re-déploie à nouveaux frais les filiations : « Il y a des troncs enracinés sous la langue » Les mille et unes radicelles explorent en tous sens les combinatoires bienheureuses du langage, et ses potentialités polysémiques. Dans l’ombre de la langue échappée, la raison dialectique se trouve mise à mal ; les opposés cohabitent, la contradiction ne sera pas subsumée, l’espace fait la part de l’autre, et autorise par la grâce de la coordination ou du battement de la virgule, le maintien de l’aporie (« Il y a ce qui est écrit et ce qui ne le sera jamais. / Il y a ce qui est pensé, il y a aussi ce qui est négligé. »).

          Solio : en langue ido – cette forme d’espéranto – le terme signifie littéralement « seuil ». Au seuil de ce cheminement initiatique par lequel la langue, soumise à charge et à décharge, a libéré son corset, et engrangé toutes les promesses, l’insertion ultime de cet idiome de rêve n’est pas anodine. Le seuil d’un autre rapport au monde, d’une éthique renouvelée dans mon dialogue avec l’autre. Celui-ci passe par cette reconnaissance des visages, « tous ceux qui me sont passés devant le jour durant et d’autres que je n’ai pas vu passer. »

          Mais ce seuil en abrite d’autres, bien gardés : derrière l’ido, le latin fait sens. Solium, c’est-à-dire : siège, trône royal, inscrit ici sa forme dative, solio, cas du complément d’objet indirect, forme d’adresse à l’autre, ce que la dernière stance du poème contient précisément.

          Je suis revenue de ma traversée pour te dire ma dernière prière

La convocation de Gorée, par laquelle la poétesse  a « cherché à reprendre vie » et où elle reconnaît avoir « laissé un chapelet de larmes », trace des réseaux sémantiques inouïs : la mémoire de l’esclavage, et de la souffrance incommensurable infligée à l’Afrique, lève en ces vers par l’adresse à la sœur noire, celle à qui Negrouche enjoint : « et ainsi, tu seras… », en un vœu proleptique, après avoir battu en brèche les représentations hégémoniques : « Dieu est une femme noire aux jambes couvertes de suie ».

          L’appel à «  honorer ces jambes noires couvertes de suie » invite le lecteur à poursuivre la pérégrination, dans « le nuage brumeux » que les pèlerins du poème soulèvent. Ainsi, le sacré déjà associé à la forêt de l’épreuve initiale acquiert-il en ces ultimes scansions le caractère de ce qui est devenu « intouchable », « digne d’un respect absolu », et qui, à ce prix, demeure quelque peu secret, autrement dit : séparé.

          Traces : un pas essentiel. Un mouvement de dévotion. Le fouillis dévoué de la langue.

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Fidel Anthelme X, 2021
coll.  "La Motesta"
44 p.
7 €


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