Un feu au cœur du vent, anthologie par Mathieu Jung

Les Parutions

10 juil.
2020

Un feu au cœur du vent, anthologie par Mathieu Jung

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Un feu au cœur du vent, anthologie

« un chant hanté qui persiste »

 

Le continent poétique indien, fort peu connu, ne s’appréhende guère que par le biais de l’anthologie. Celle de Salman Rushdie et d’Elizabeth West pour la prose moderne (The Vintage Book of Indian Writing, 1997) mériterait peut-être, à ce titre, d’être traduite en français. Pour ce qui est de la poésie, on dispose désormais en France d’un précieux viatique soigneusement composé par Zéno Bianu.

Traduit par André Gide, Rabindranath Tagore — le « poète-monde » — est sans doute l’auteur le plus connu de ce florilège. Bianu lui consacre une importante section de ce Trésor de la poésie indienne. Il est aussi, aux origines, les grands textes, les chants immenses, les Védas, les Upanishads, la Bagavad-Gîtâ, dont de nombreux fragments sont ici proposés. Le choix s’étend jusqu’au vingt-et-unième siècle, avec notamment Nizim Ezéchiel (1924-2004). L’ensemble tient en trois cents et quelques pages. Le double aurait été tout aussi bien. Mais le projet était autre. Bianu se contente de proposer une sélection qui encourage à explorer plus avant, plus ailleurs.

Par où commencer l’infini ? Par le Yoga de l’amour ou par le Cantique des ordures (Arun Kolatkar) ? Le poème indien relève d’une vastitude plurielle. Il parle en langues, s’énonce en quelque mille six-cent dialectes ou langues (hindi, marathi, bengali, ourdou…), en sanskrit mais aussi en anglais. N’oublions pas Satprem (1923-2007), poète de langue française, adopté par l’Inde, et indissociable de ce pays. Deux de ses poèmes figurent dans ce Trésor, à l’enseigne de ce que Bianu nomme les « sagesses des modernités ».

Il convient bel et bien d’embrasser ce monde ; la démesure l’exige de cet espace méconnu de nous. Embrasser ou s’y laisser choir. Et faire vœu d’incandescence. Le Grand Rêve est à ce prix. Suivons le chemin des saints poètes vagabonds, Nâmdev (1270-1350), Chandidâs (1408- ?), Kabîr (1440-1518), écoutons le dire de Toukârâm (1598-1650).

Zéno Bianu place cette anthologie sous le double signe de l’unité et de la diversité. Il nous donne à lire, selon ses propres termes, « un chant hanté qui persiste ». Nous connaissons la manière dont un Hermann Hesse ou encore, de manière plus viscérale peut-être, un René Daumal furent, justement, hantés par les grands textes indiens. Mais Bianu (grand lecteur de Daumal et du Grand Jeu) nous rappelle, selon d’autres influences encore, à l’urgence impérieuse de ce continent : « Pasolini et Moravia, deux grands artistes occidentaux du vingtième siècle, se réchauffant, se réconfortant même, à Bénarès, sur un ghât de crémation, auprès des braises âcres d’une Inde qui sait l’importance du feu transformant […] Et n’est-ce pas sur ces mêmes rives du Gange en croissant de lune que Malraux crut voir une nuit un ‘‘grand canal funèbre et hanté’’ ? » Hanté, encore. Hanté, résolument. Il n’y a pas que l’Afrique pour être fantôme. Cette anthologie (hantologie ?) en tout cas, vise à nous rendre plus profondément vivant le mystère d’une poésie au sujet de laquelle on ne sait que trop peu. Bianu rapproche le lointain, nous rend accessibles, sensibles même, des beautés qui, mêlées de sagesse, ne sont pas sans nous surprendre.

Plus de trente siècles en format poche : vertige de l’anthologie. Ce qui rend ce livre admirable, c’est sa prise en compte aussi bien de l’ancien que du contemporain. Il s’agit d’un cercle tracé au compas, les branches dûment éloignées l’une de l’autre ; il en résulte un vaste cycle, une grande roue — meule solaire qui éternellement tourne dans le feu toujours neuf d’une parole intense dont on aura désormais un peu moins d’excuses pour n’en pas saisir la superbe prodigalité.

 

OÙ LE CERCLE COMMENCE

 

Qui peut découvrir
Où la rivière prend fin

Qui sait où
Cette rue mène

Qui nous attend
À l’orée de la mort

Étrange repère
Que ce silence
               
    Muré

Dans le silence
Du silence

Qui sait où
Le cercle commence

                                       (Pritish Nandy, né en 1951)

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