Vie du poème de Pierre Vinclair par Aurélie Foglia

Les Parutions

13 sept.
2021

Vie du poème de Pierre Vinclair par Aurélie Foglia

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Vie du poème de Pierre Vinclair

 

 

Un itinéraire vivant, vital, vécu 

 

 

 

 

            Visiter la fabrique, voilà un vieux rêve de lecteur trop rarement réalisé. Combien de fois au cours des siècles avons-nous été éjectés des coulisses ! Le sanctuaire était chasse gardée, et malheur à qui tentait de jeter un œil ! Il risquait de l’avoir crevé. Mais Pierre Vinclair, quant à lui, n’a que faire des arcanes ni des interdits. Il introduit joyeusement le lecteur, vous, moi, qui veut, dans son atelier. Entrez, pas besoin de clefs, vous aurez accès à tous les secrets de fabrication. La poésie pour lui est adresse : elle se partage. La littérature n’a rien d’intouchable, et la « sauvagerie » qu’il défend, sans pour autant rompre avec les formes fixes, s’en prend aux rhétoriques et aux récupérations pour mieux redessiner le cercle ouvert qui relancera l’espace de la création.

            À ce titre, Vie du poème est un livre honnête, qui à aucun moment ne se la pète. Il se présente comme une double autobiographie, qui ne cesse de tresser ensemble une vie d’homme-écrivant et une vie de poème-en-train-de. Donc Pierre Vinclair, au point où il en est actuellement, regarde en arrière, et qu’est-ce qu’il voit ? Il se voit écrivant à travers le temps, tâtonnant avec ces petites pattes de mouche des mots, s’enthousiasmant ou se cassant les dents contre des obstacles ou des contradictions. Avec ça vivre, avancer. Donc il y a une histoire, laquelle génère son suspense. On suit, on est en haleine. Écrire, ce n’est pas gagné. Il faut un projet, et s’y tenir. Même quand il achoppe, à moins qu’il ne bifurque. On ne peut pas savoir d’avance comment ça va grandir, avorter ou se transformer. Le risque est réel, non-nul, énorme.

            Cet essai se soupèse soi-même et sonde l’écriture, quand on met sa main dedans et qu’on cherche à lui donner sa patte particulière. On pourrait parler d’itinéraire spirituel, peut-être – mais attention, sans dimension sacrée. L’écriture est rite, Pierre Vinclair nous le redit. Cependant, elle n’est à ses yeux, résolument, que « miracle médiocre » qui, pour des raisons aussi bien historiques que personnelles, a évacué jusqu’aux dernières hantises de la transcendance. Que reste-t-il ? Un rapport au réel, intense, concentré. Et ce réel, il s’agit de le traquer sans attendre, de le capter, de le rendre, d’aller à sa rencontre en se munissant d’un carnet, en procédant à la lecture active d’un paysage, d’une ville, des mille sensations qui nous traversent.

            Ce livre est un animalcule, un organisme vivant, contenant des poèmes eux aussi vivants qu’il accompagne du début à la fin. Il enregistre des étapes, des gestations, depuis la prise de notes (citations de carnets à l’appui) jusqu’à la forme définitive, après « dressage » à l’ordinateur (citations d’états définitifs, pour qu’on puisse mieux mesurer l’évolution d’un texte, se rendre compte de ce que veut dire ce travail de haute précision, écrire, réécrire). Cet essai est dans le même temps une trajectoire à travers le monde entier, une pérégrination entre différents pays (France, Japon, Chine, Suisse) et différentes langues, différents livres. La revue Catastrophes elle aussi est née de cette vitalité à l’œuvre, de ces échanges réels/virtuels qui jouent le jeu d’internet. Tout est en perpétuel transfert : invitation à traduire. Au passage Pierre Vinclair nomme ses pères, décline sa filiation : d’une part Mallarmé et son « central rien » qui fait du monde une fiction ; d’autre part le « nouveau monde » des objectivistes américains, et avec eux Yves Di Mano, poète-éditeur-traducteur avec lequel il se trouve des traits ressemblants.  

            Il serait malvenu de ma part de spoiler l’intrigue en réduisant cet essai, toujours sur le fil de ses questions, à une sorte de reader digest. Je voudrais plutôt aller dans le sens du teaser, en soulignant l’intérêt et la force des questions posées. Et si elles ont cet intérêt, cette force, c’est qu’elles ne sont pas posées de façon théorique dans le vide, mais qu’un auteur, en l’occurrence Pierre Vinclair, a dû s’y confronter en pratique pour écrire et écrire encore. Par exemple, comment faire l’épopée moderne d’une ville ? Est-ce que la forme longue de l’épopée est encore viable, si elle est fragmentée (Pound) ? L’errance devient une étape formatrice. Qui dit parcours dit méthode, ou recherche d’une méthode. Le poème se trouve mis à l’épreuve des genres, et le poète se débat là-dedans, avec ce gros désir d’écrire qui ne le quitte pas. L’écriture est en crise ; elle pique ses crises de vers. Est-ce que le projet va prendre forme ? Est-ce qu’un jour les choses à naître seront là, en face sur le papier, regardables, et regardées ? D’où le ton particulier de ce livre, très libre, qui vient discuter avec vous, familièrement. Même si on sent le philosophe derrière, et tous les savoirs qui servent de soubassements, jamais il n’est dogmatique, jamais il ne pond des définitions fermées du style : la poésie c’est, est poète celui qui, etc. Ce qu’il propose à la fin c’est une figure géométrique, vous verrez, mettant en rapport le réel, la pensée et la langue, ainsi qu’une réflexion stimulante sur l’existence ou non de trois mondes.

            On en revient toujours là : qu’est-ce que c’est que ça, un poème ? Est-ce que ça existe encore ? Comment nous vient-il, entre deux foulées de footing ? Et pourquoi y consacrer tant d’énergie, chaque jour, alors que les lecteurs ont déserté ? Pourquoi on y croit ? Cet itinéraire vivant, vital, vécu, Vie du poème, fait l’expérience de la poésie à travers les années. Il passe du temps avec, et incite à faire de même. À passer du temps avec la poésie, avec une écriture qui vous résiste. Si elle est illisible, c’est pour mieux vous retenir. Il insiste sur le faire, mais aussi sur le faire faire. C’est sobre et efficace : on rencontre quelqu’un dans la sauvagerie de son écriture.

 

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