L’Éducation géographique, Pierre Vinclair par Aurélie Foglia

Les Parutions

12 janv.
2022

L’Éducation géographique, Pierre Vinclair par Aurélie Foglia

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L’Éducation géographique, Pierre Vinclair

 

Le tour du monde par deux enfants (et un poète)

 

 

            On parle de roman de formation : L’Éducation géographique de Pierre Vinclair propose, à sa façon, des poèmes de formation. Quand j’étais petite, je me souviens, mes grands-pères avaient une référence qui leur tenait à cœur en matière de pédagogie. C’était Le tour de la France par deux enfants, manuel scolaire à gros tirage de G. Bruno, utilisé à partir de 1877 pendant des décennies pour l’apprentissage de la lecture et l’édification des petits. Je voyais à quel point ils avaient vécu, vibré, voyagé avec ce livre, eux qui ne bougeaient pas de leur petite ville ni village. Personne n’était condamné à son coin de cambrousse : on comprenait tout de suite, tout jeune, ce que c’était que l’identification, et hop, franchissant les bornes invisibles des départements, on partait sur les routes découvrir les activités du pays et apprendre la vie. Parce que la vie s’apprend. 
            L’instruction comprend le plaisir. Lucrèce l’écrit dans son De natura rerum : mettez du miel sur les bords de vos vers pour que les savoirs ne paraissent pas trop amers aux lecteurs, et vous les attirerez comme des abeilles. Pierre Vinclair, poète philosophe, ne manque pas de suivre à la lettre la recommandation épicurienne. Mais il évacue tout didactisme pesant au profit d’une discussion animée sur les choses du monde. Car « déménager » sans arrêt, c’est faire varier la focale et le point de vue, au fil d’un « journal déménagé ». Le dépaysement soulève les questions, les secoue et les renouvelle. La poésie plie bagages sans s’installer : s’allège et s’adapte à la circonstance. Elle butine au vol tout en s’alimentant aux textes antérieurs, comme ce clin d’œil à William Carlos Williams : « À la marée / montante des enfants/ d’inconnus font la brouette/ rouge sur la plage ». 
            Pierre Vinclair donne là son tour du monde par deux enfants, Amaël et Noah, avec leurs parents, Clémence et lui, le récitant-observateur-père-poète. En couverture ? Un pan de mappemonde. Voici donc un gros grand livre de poésie dense, nourri, lisible, lecteur des lieux (de la Baule à la Chine), qui réintroduit du mouvement dans le corps et la pensée, par un travail très sûr du vers et de ses coupes, générateur de plus de sens que le langage prosé n’en peut porter.
            Insistons sur le fait que c’est un livre-somme, un livre-monde, et qu’il faut s’y plonger longtemps, le découvrir comme un continent, quelque nouveau monde. Oui, on peut se baigner plusieurs fois dans le même livre, traversé par un Rhône moteur, colonne vertébrale qui s’écoule. Construisant une boucle, L’Éducation géographique commence et se conclut par lui, auscultant son flux héraclitéen, mais pour célébrer à la fin la constance paradoxale de l’amour dans le couple (« de tout je tire démonstration de notre amour ») tandis que tout passe, fuit et se délite. Éducation sentimentale version heureuse, où on voyagea, mais ensemble.
            Au regard de cette diversité construite, le commentaire (le mien en particulier) court le risque d’être soit trop général soit trop ciblé, incapable en tous cas de rendre compte de cette totalité qui se noue là jour à jour, de débats esthétiques en questions économico-politiques, pendant ce grand tour, et qui ne pourra jamais tenir lieu du livre lui-même. Ainsi ces quelques lignes se veulent-elles, loin d’une glose savante, une invitation au voyage, ou plutôt au re-voyage par le livre de poésie.
            De plus, parce qu’une œuvre est en elle-même une aventure, avec ses étapes, ses jalons, déployant sa cohérence de volume en volume, on y retrouve la dynamique, les réflexions et les projets qui animent l’essai tout récent de Pierre Vinclair, Vie du poème (Labor&Fides, 2021). La poésie accompagne au quotidien le poète muni de son carnet (« et moi je suis voûté sur mon carnet orange »), elle fait partie du paysage, c’est son pain. Le poème est vivant, la poésie se vit, de sorte qu’elle reste inséparable de l’autobiographie. Et avec elle, de la transhumance, de l’expatriation volontaire, empruntant « l’autoroute aux longs pieds / camions ». Poreuse au monde, elle visite, elle assimile, elle restitue, fidèle à sa logique de « poésie enregistreuse », dans le sillage des poètes objectivistes américains. Tout entre dans le livre tour à tour, rien n’est étranger à la poésie, à sa démarche dégagée. Avec ce leitmoviv : écrire « ce qui compte pour ceux qui comptent ». Ainsi la première partie prend pour titre la seule préposition « À », qui annonce l’ouverture maximale du don. Dans cette adresse vacante quiconque peut se glisser.
            Jouant le changement entre les sections, du verset au poème en prose, de l’italique à des tailles de caractères différentes, « Du Fu en Australie » se présente comme de « petits poèmes / Vacants pour soirées diapos,/ À l’usage de mes filles, pour/ Dans vingt, vingt-cinq ans:/ Elles voudront lire leur enfance,/ Le monde de leur enfance ». Tout aura disparu, même dans leur mémoire, sinon dans le poème, qui, lui, peut être « gravé ». Donc devenir mémoire individuelle-collective.
            Il importe en effet, sur un plan non pas seulement affectif mais éthique, que le poème soit chose adressée, dédiée, parlante. Que cette voix se charge de garder trace et de transmettre le récit d’une odyssée à des enfants qui la traversent sans pouvoir mettre des mots sur cette expérience. Car le temps passe et chasse les êtres en avant, « les enfants d’/ appartement en appartement et de ville/ en ville continuent de grandir leur/ croissance se mesure à nos souvenirs// vivre savoir que l’on n’existe pas beaucoup ». 
            Au résultat, L’Éducation géographique ne véhicule pas de savoirs froids ni plaqués de Wikipédia, même si l’auteur peut s’y référer au besoin. C’est un livre qui va voir sur place, qui invite au déplacement. Un livre en quête permanente d’altérité. Il se fait recension attentive des choses du monde, épopée émue du moment, intensificateur d’existence. Les vingt-cinq sections tiennent de la cartographie : tirant une musique de la géographie, ces chants sont aussi des champs. À l’heure de la mondialisation, le monde nous appartient-il ? La poésie va bien plus loin que le tourisme culturel : elle sait saisir sa façon de nous échapper. Au gré de cet itinéraire-inventaire, l’écriture de Pierre Vinclair dessine sa toile immense : tissant des liens de lieux en lieux, mais aussi entre artistes et villes, elle sécrète les mises en rapports et provoque les rencontres. À Nantes ou en Australie, on mange, on se promène, on écume les musées, on cherche à déchiffrer les foules de signes dont on nous abreuve, on reçoit la claque des images dans les yeux, on sonde la densité historique qui s’est greffée sur des formes. Comme ces deux enfants, on fait de grandes et de petites découvertes. La vie du poème, il ne faut pas aller la chercher ailleurs.

 

 

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