Ma mère est humoriste (extrait) par Carla Demierre

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Ma mère est humoriste (extrait) par Carla Demierre

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La ressemblance se produit épisodiquement à la surface d'un corps, quelque part dans la durée de mouvement qui sépare chaque expression et chaque posture définitive. J'y pense comme à des mains imitant le frôlé aléatoire des algues dans l'eau, et à la jeunesse de ce geste quand il était transposé en salut rituel. Comme à deux de mes amis aux mâchoires et aux épaules parfaitement identiques, ne se connaissant pas alors qu'ils ont presque le même âge et qu'ils portent le même prénom. Comme à écouter au casque une pièce pour piano et se voir jouer chaque note avec un temps de retard qui ne s'entendrait pas. Comme à posséder deux dictionnaires des synonymes de la même langue. Comme à penser que si je ne reconnaissais plus ma mère, c'est qu'elle ne se ressemblerait plus, et que par conséquent moi non plus. Comme à maintenir enfoncée une touche pour accomplir une action irréversible qu'annonceraient des fenêtres surgissantes animées de bombes ; le visage de ma mère disparaîtrait complètement sous le visage de ma mère réactualisé. Comme à pouvoir ressembler aux couches invisibles sous-cutanées de ma mère. Comme à ne jamais cesser d'être la même chose en différent.

Je pense à la ressemblance comme je compose mentalement mon corps au centre d'une image, à la place d'une femme recouverte de piqûres d'abeilles. En observant la forme des bosses à la lumière d'expériences antérieures de piqûres, je rapatrie la plupart des épisodes heureux de ma vie au cours de certains desquels j'ai marché pieds nus dans l'herbe. Tous mes souvenirs de brûlures servent à produire une douleur à l'échelle actuelle de mon corps, et malgré le confort de l'imagination, j'éprouve de la difficulté à me jeter contre un essaim d'abeilles.

Je pense à la ressemblance comme à un hématome renouvelable. Dans le même spasme se trouve une somme de souvenirs aussi plausibles et simples à manipuler qu'un cristal argileux. Possible qu'il me diffracte floue, en donnant l'impression de m'avoir jetée dans la posture blottie contre ma mère.

Je pense à la ressemblance comme à la possibilité d'une seule intersection pour un nombre infini de droites, et comme à un visage qui se mettrait à spasmer un autre visage.
Le commentaire de sitaudis.fr Extrait du livre à paraître bientôt (2011) chez Laureli.