Avant-taire de Jacques Demarcq par Typhaine Garnier

Les Parutions

28 avril
2013

Avant-taire de Jacques Demarcq par Typhaine Garnier

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« DISPARITE LOCUTOIRE  »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur le divan, le patient s’inquiète :

 

« le sens des mots leur son l’écrase

avec un bruit d’os dans les phrases »

 

Peut-on soigner cette poésite aiguë et retrouver une langue plus humaine ? Jacques Demarcq prouve dans Avant-taire que la cure est possible. Rhétorique « faible » (énumération, liste), rimes pauvres : l’ « Inventaire » « en à-peu-près vers » roule des mécaniques faciles à la Queneau ou atteint, parfois, la simplicité désinvolte d’un Perros. Le poète agite par moment son hochet (« les bigorneaux rigolos lorsqu’en 2 grelots on tire le limaçon »), mais avec l’insistance de qui ne prend pas le jeu poétique au sérieux.

Retour aux choses, aussi, après l’ornithopoésie volubile des Zozios.. Puisque le sens du passé est douteux, c’est à partir des choses que l’on reconstruit : la mémoire fait son tour du propriétaire, revisitant pièces par pièces la maison d’enfance, ces pièces où sont des meubles avec des vies autour. C’est-à-dire des morts, qui s’entassent et ne cessent de remourir dans cet inventaire de ce qui manque à l’appel. Demarcq pose ici cette question essentielle : comment faire œuvre de « souvenirs impartageables » ? Mais le sentiment d’impuissance sous-jacent est contrebalancé par celui d’une toute-puissance grisante :

 

« Plume poil palme piaillent pagaïe oublié

le boulet de l’espèce à la vitesse où déboule

venue les dép-ouille-aïe-er du moule

la pouhésie qui tourneboule poule & poule » 

 

Pas question d’aligner les souvenirs dans les brumes de la nostalgie. La trivialité conchie l’élégie (poème étron) et ridiculise l’emphase de la célébration (ode aux appareils Godin). Les époques s’entrecroisent, le récit se décentre (histoires du grand-père, du cousin) et rencontre l’Histoire. L’enfance apporte l’ingénuité du regard (« j’observais la haute statue moustachue du Maréchal Foch dont j’empruntais la rue pour aller à l’école ») et la saine fraîcheur des comptines et des abécédaires.

 En même temps qu’il rassemble les restes du passé, Demarcq s’acharne dans ce roman d’ « apprentissage défamilial » à dénouer les liens. Il répète son « adieu à la chimérique et au désespérant », ces « géniteurs » indignes du nom de parents. Il fait exploser le Compiègne syllabique (« con piège où t’es noué »), escamote le patronyme échu à la naissance (« mon démarcquement ») et charcute les mots pesant de son histoire (« à coups d’biches touriste / chair urge oui ! »). Dans « Aventures », il « mécrit » sauvagement l’histoire du lieu natal dans une langue « hors des mots » (« la vile en 93 se répute blicanise »). Malicieusement recyclé, Rimbaud résonne dans le dépaysant patois des « derniers sonnets » (« loin ces O.I.S.E aux des trous d’peau des village O.I.S.E s »).

Tranchés les liens du sol et du sang, reste la carcasse. « La danse du dos », dernière partie du recueil, expose cette présence encombrante du corps. Par son humour distancié et sa danse énergumène, la poésie venge ici du corps tordu, grotesque et pour finir « charogne » léguée aux vers. A chaque fois, il s’agit de distendre le « lien-guistique » : « si quoi qu’en fasse tout s’affaisse / autant brouiller le révertébéré /accentuer la natale anamorphose ». Accumulant jusqu’à saturation (« scolies ») ratés et déraillements, cadavres exquis sonores, mots-valises et autres néologismes, Demarcq relance « l’intense circulation ». Il dissout tous figements de langue (noms propres, toponymes, proverbes, poèmes d’anthologie) et l’on barbote avec bonheur dans la mare aux syllabes. Le poète se fait à l’occasion « traducteur Judas » (« opèrent les pédales et les téguments fatiguent : patulae sub tegmine fagi.»), « traduit gaîment de traviole » Oscar Wilde, taille des vers dans la prose de Stevenson, « anamorphose » des sonnets trop de fois rabâchés (« Je bruis, très vertébreux ; pas neuf : le dos coincé »...). Mais rien de mécanique dans ces opérations : Demarcq ne devient jamais esclave des « contraintes », car la torsion des mots est toujours guidée par une ligne sémantique qui soumet le modèle à sa loi.

 Avant-taire ne réconcilie pas les différents Demarcq (celui de l’inventaire des choses et celui de l’aventure des mots), il acte la disparité. Dans ce livre, le poète ne s’interdit rien, jouant tour à tour de l’émotion et du grotesque, de la gravité et  des « pires à-peu-près ». Du babil au récit épique, de l’élégiaque pour rire à l’invective, sa voix atteint toutes les « hauteurs » de chant. On passe d’un foisonnement verbal inouï à une langue squelettique alignant sur la page des colonnes de mots dépenaillés (« Histoire de Jacques »). 

Tantôt « cherchant du sens », tantôt attentif « à écouter l’indécence / des sons », Demarcq trace dans ce « roman » l’éternel dilemme de la poésie, qui fait aussi qu’elle continue. Perpétuellement l’écrit oscille, comme un pendule, du sens au bruit. A cela, heureusement, point de remède. Redressé par sa kiné (« Tensons divers »), le poète « est un nouvel homme qui s’/traîne sur l’air de dos remis flageole».

 

 

 

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