Basses contraintes de Dominique Quélen par Laure Gauthier

Les Parutions

22 mai
2016

Basses contraintes de Dominique Quélen par Laure Gauthier

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Voici les faits que j’ai vécus. Tu es. L’ordure te tient car tu retires ton eau d’un sachet. Et une poche pend. Langue et forme écrite varient. Avec quoi as-tu une union ? Une apparence morne de cavité ? Les vers avanceront et iront. L’eau dite froide ira dans ta poche à une issue et la fausse ou vraie prose y sera. A traverser prose vraie ou fausse j’ai servi. (Dominique Quélen, Basses contraintes, p. 57)

L’essentiel n’est pas de savoir ou d’ignorer si les poèmes en prose de Basses contraintes, deux cents au total, sont une fausse prose ou de vrais vers. L’auteur envoie vite la question stylistique dans le décor en affichant en quatrième de couverture les contraintes qui ont présidé à l’écriture de ces poèmes, deux par pages, chacun d’une dizaine de lignes, séparés par un espace blanc. Le lecteur est donc averti que sous ces deux cents blocs typographiques en prose se cachent les notes manuscrites de l’auteur, parti de cent phrases de vingt mots qui, disposées verticalement, ont été le départ contraint de poèmes de deux fois vingt vers justifiés dans un sens puis dans l’autre, chacun composés de quinze ou quatorze signes. Sous la prose la poésie ? La surface est vite abrasée dans Basses contraintes et l’on perçoit sous la répétition des termes et leur ligature disparate et hirsute, poussant le réel à ses extrémités, sourdre la langue de Dominique Quélen.

L’important en restreignant, c’est de « voir se créer un vide » (Basses contraintes, p. 78) et de sentir l’air qui s’engouffre. Du carcan de départ, de ces phrases dont les premiers ou les derniers mots ont été fixés à l’avance, il reste des hésitations, des incertitudes, des zigzags au-dessus des mots et le choix de termes qui reviennent obsessionnellement, basse mise et basse continue à la fois. N’oublions pas qu’en musique aussi la série a été mise au point pour ne pas répéter ; donc employer des séries de notes ou de mots afin de ne pas redire, contraindre pour déblayer la langue de ses conventions et nous faire apercevoir l’immensité au travers de la réduction. Réduire le champ pour fendre le mur de l’usage. Il s’agit de termes dépouillés de tout lyrisme et qui font musique, basse continue, par leur retours imprévisibles dans des contextes sans cesse modifiés, et qui créent ainsi non pas un ordre mais bien un désordre du réel poussant l’impression de réel dans ses ultimes retranchements : les os, l’eau, les oiseaux, le jeu, le vers, le livre ou encore le dé reviennent toujours à nouveau, comme si plus on dépouillait la langue, lui ôtant toutes les feuilles de l’usage, même poétique, plus on ouvrait des carrefours et des artères insoupçonnés où respirer.

Cette basse mise, les os, la terre, l’ordure ou les épluchures, sont, non sans rappeler Villon jadis dans son Testament, le legs de tout ornement. En jetant les usages par-dessus bord, en dilapidant les ornements, reste un bruissement de questions et la langue s’ouvre :

Une histoire surgit d’une histoire. Les peurs. Leur énigme puis sur nous la faim et la soif. Fables abrégées on les devine déjà sur l’aile. L’essai de méthode ? Un récit ? Et dans de purs oiseaux une ombre. Sans bois ? Sans lac ornemental ? Un tableau fait d’autres vapeurs. Nous suçons des os. La question de ton être est là. Où est-il ? (Basses contraintes, p. 12)

Ainsi, même le « je » n’a pas d’intérêt propre à défendre dans les histoires. Pas d’épanchements ni de tragique dans des récits brefs où tout apparaît et disparaît deux cents fois, mais bien plutôt un sourire en coin. Bribes de récits qui outrent le réel. La langue se balance de la première à la deuxième personne comme l’oiseau se balance sur la patte droite et gauche, et de cette hésitation, le je est liquidé, « j’ai vécu, tu es », mais il revient sans cesse de sorte que le pronom personnel n’a pas d’autre statut que les os ou le mur ou l’eau. Il est un mot, un jeu.

Tout revient autrement, car dit autrement. Il y a trois sections dans le livre : oiseaux ; oiseau ; Ø. La section sans oiseaux étant la plus longue. Mais on voit bien que ce n’est pas la présence des oiseaux ou leur absence qui importe ici, car l’oiseau, c’est avant tout deux syllabes que l’on entend (« wazo ») derrière la langue écrite ; l’oiseau, comme le « je » est une aspérité sonore récurrente, un caillou qui revient, puis part. Qu’il soit là ou non, les poèmes continuent. Ils continuent d’ailleurs davantage sans oiseaux. Arbitraire du découpage exhibé qui prête à sourire.

Et au terme de la lecture de ces deux cents poèmes, deux cent chemins frayés dans ces quelques mots de la langue, on a l’impression qu’un retour infini est possible, ou, pour parler avec Gilles Jallet, qu’« Un reste reviendra », une infinité de restes qui sont poésie inaliénable. Oui, réduire le champ pour imaginer l’infini. Si la méthode est connue, la langue de Dominique Quélen, elle, est autre et sonne différemment. A chaque début de ses vers justifiés, sur le plongeoir, il a redistribué la mise et touché au nerf de la langue. Avec ses six faces de dés et ses deux fois vingt débuts et fins de vers « verrouillés », il pose toutes les questions à la poésie. Avalanche de questions qui sourdent. Jamais les mêmes. Houle de questions, le point d’interrogation, un des trois signes qu’il s’est autorisés :

 Ce poème est à qui ? Personne n’en veut ? C’est ? Ça n’est pas ? On a été ici avant ? Où et quand ? Ici qu’as- tu ? (Basses contraintes, p. 105)

Quarante vers justifiés et un « déluge de questions ». Seule certitude de mots. Seule chose qui reste par delà les apparitions-disparitions, par-delà l’hésitation entre faux vers ou vraie prose. C’est le « dé de matière » qui importe, le jet du dé, car c’est dans le corps à corps avec le hasard, remanié par la contrainte sous-jacente en un aléa mouvant, ondulatoire que Dominique Quélen jette le dé et invite la pensée du lecteur, pour reprendre Mallarmé, à « émettre un coup de dé » et à s’arrêter :

 (…) et c’est presque la nuit infinie dans un dé. (Basses contraintes, p. 79)

Le poème chez Dominique Quélen mobilise le hasard en l’inscrivant dans le champ d’une maîtrise globale. Chez Mallarmé, c’est le hasard des dés avec leurs numéros et leurs valeurs dont on ne peut anticiper l’étendue des réponses possibles, qui permet d’ouvrir le poème, de redistribuer autrement les vers, de trouer l’ordre en acceptant les aléas et les aménageant. Basses contraintes offre au lecteur un autre jeu avec l’aléatoire. Murer la langue de contraintes, fermer le champ, c’est organiser le hasard, nous permettre autrement de nous promener avec quelques os et quelques vers dans la langue et nous mettre à chaque nouveau poème, à chaque nouvelle phrase, au seuil d’un chemin à inventer, et plonger profondément dans l’immensité de la langue qui fissure le vase clos du moi :

 Je dis que des os vont tomber du sac où vont les mots et où tu vis en vase clos. (Basses contraintes, p. 57)

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