Blues sur paroles d'Olivier Apert par Christophe Stolowicki

Les Parutions

05 janv.
2020

Blues sur paroles d'Olivier Apert par Christophe Stolowicki

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Ce qui court là est un sang d’encre, le bois d’ébène dont nous sommes faits, pas une composition de parolier, sang de poulet. Une anthologie de fleurs de bitume, non leur florilège. Chants bons ou mauvais, délectablement mauvais, mais à les lire on entend leur postérité. Olivier Apert évoque d’emblée dans sa préface un Éloge de la mauvaise musique, paradoxalement de Proust.

 

1865, Lincoln abolit l’esclavage. De 1890 à 1930, de la campagne où ils restent surexploités, en proie au racisme, grande migration des Noirs américains à la ville. Le blues, chant de déracinés. De doublement déracinés qui, modulant les hollers, chants d’esclaves au labeur dans les champ de coton se donnant du cœur et du chœur – l’opus le plus accompli qui le rende est Kind of Blue de Miles Davis, 1959, surtout le morceau All Blues dont le retour choral, à peu de cuivres, berce d’un balancement de galériens – et les work-songs des mêmes, affranchis mais au pénitencier, qui chevauchant les siècles renouent avec leurs racines millénaires. Libération d’esclaves, de tâcherons : pèsent et pèsent peu christianisme et marxisme, ismes et religions, en regard d’un art, le jazz, transitant par le blues et s’y référant jusqu’en son hard bop le plus sophistiqué, Blue Monk ou, de Coltrane, Blues to Elvin – art qui culmine en peu de décennies.

 

Né avec le vingtième siècle, le blues proprement dit, outre sa structure musicale spécifique (« mesure en 4/4 comprenant 3 accords principaux sur une grille de généralement douze mesures », écrit Apert), se caractérise par un redoublement à l’identique ou presque de la première phrase de chaque strophe, soit de ses deux premiers vers. « I want all you women / to listen to my tale of woe / I want all you women / to listen to my tale of woe / I’ve got consumption of the heart / I feel myself sinking so », chante Sara Martin, 1884 – 1955), la première citée du recueil ; qu’Apert traduit sobrement, rythmiquement par : « femmes / écoutez l’histoire de mes malheurs / femmes / écoutez l’histoire de mes malheurs /  je souffre d’une consomption du cœur / je suis en train de sombrer ». On pense tout de suite aux riffs spécifiques du jazz (« courte phrase mélodico-rythmique, généralement de deux ou quatre mesures, destinée à être jouée plusieurs fois de suite et pouvant être modifiée légèrement suivant le déroulement harmonique du morceau », écrit Philippe Baudoin), caractéristiques de Count Basie mais que ne dédaignent ni Monk ni Coltrane.

 

À l’identique ou presque : en poursuivant notre lecture on découvre « I am broke and hungry / ragged and dirty too / I said I’m broke and hungry / ragged and dirty too », traduit par « je dis je suis affamé et défait » (Blind Lemmon Jefferson, 1893 – 1929), ou mieux et plus complexe, « Now I ain’t no butcher / No butcher’s son / I can do you cutting / Till the butcher man comes // ‘Cause I’m a all ‘round man / Oh I’m a all ‘round man / I mean I’m a all ‘round man / And I can do most anything that come my hand », refrain traduit par « pa’ce que j’suis un homme à tout faire / oh j’suis un homme à tout faire / sérieux j’suis un homme à tout faire / j’peux tout faire de mes mains », lequel réapparaîtra en « pas plombier / ni fils de plombier / mais [qui] peux te déboucher le tuyau / en attendant que le plombier arrive », « meunier / ni fils de meunier [apte à] te piler le grain », « laitier / ni fils de laitier [capable] de te traire les seins » (Bo Carter, 1893 – 1964), entre autres rudes incarnations toujours ponctuées du refrain en trois dimensions. Le riff (étymologiquement refrain) ne fera pas mieux.

 

Instrument d’accompagnement principal la guitare. Bientôt Louis Armstrong chante et joue de la trompette, de plain pied d’émotion, de chaleur humaine. Le be bop n’est plus qu’instrumental – s’y amassent s’y condensent, bien ivres sur la plage du sens, des siècles et des chants, des chants comme des vers.  

 

 

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