Clous d'Agota Kristof par Camille Brantes

Les Parutions

12 oct.
2017

Clous d'Agota Kristof par Camille Brantes

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Il faisait sans doute nuit quand Agota Kristof s’est enfuie de Hongrie en direction de l’Autriche. Et marchant sans doute dans une forêt, sa petite fille de trois mois dans les bras, à 21 ans, nous étions alors en 1956, elle laissait derrière elle, là-bas à Szombathely, les chars soviétiques et ses premiers poèmes. Elle dira plus tard que c’était ce qu’elle avait perdu de plus précieux dans son exil en Suisse.

Et dans la lumière des bords du lac de Neuchâtel, elle les reconstituera de mémoire, en ajoutera de nouveaux et en rédigera certains directement en français. Cette liasse de poèmes, 65 au total, elle les remettra, quatre mois avant sa mort à l’éditrice Marlyse Pietry des éditions Zoé.

La traduction est signée Maria Maïlat, anthropologue et poète à qui l’on doit notamment le recueil Klothô*.

D’Agota Kristof, comment ne pas mentionner sa “trilogie des Jumeaux” qui l’a rendue célèbre dès la parution du premier tome, Le Grand Cahier en 1986. Alors qu’elle a disparu en 2011, on découvre maintenant qu’elle était aussi poète.

Hier tout était plus beau
la musique dans les arbres
le vent dans mes cheveux
et dans tes mains tendues
le soleil.

L’angoisse existentielle, l’impermanence des sentiments, la grande solitude sont consignées sous forme elliptique et souvent lyrique. Il y a la même tristesse, le même laconisme que dans ses romans, avec moins de froideur toutefois. La mélancolie y est plus présente, habillée dans une ingénuité presque nue. Glaciale. C’est que visiblement, au moment où Agota Kristof écrivit ses poèmes, le meilleur de la vie était bel et bien derrière elle.

Ses poèmes retranscrivent un monde brutal, où la nature (le champ) et la ville (l’usine) se côtoient, où les difficultés sociales abîment l’amour, où les attentes et les désillusions façonnent les hommes et où la mort s’impose avec ses inexorables cruautés ; autant de clous (szögek) fermant le cercueil humain.

Quelque part toute chose touche à sa fin
de nos corps demain pousseront des fleurs tardives
et la course sablonneuse du vent côtier
emportera nos blessures sur son épaule.

Pour autant qu’elle soit un “travail de jeunesse”, il y a dans la poésie de Kristof cette parole liminaire qui annonce l’œuvre majeure, dans son cas romanesque. Comment alors lire sa poésie ? Est-il possible de la lire tout entière sans la rattacher à ses autres productions ? Sans la considérer comme un prélude aussi ?

Vaines interrogations sans doute. Mais le statut du travail poétique dans une œuvre essentiellement romanesque se pose. Chez Kristof comme chez d’autres d’ailleurs : on pense d’emblée à Ismaël Kadaré, Paul Auster ou Laurent Gaudé - et la liste est longue. D’ailleurs, Agota Kristof semble nous mettre sur une voie de résolution avec ces trois vers tirés du poème Aucune raison de changer de trottoir (Nincs miért járdát cserélni).

Dans le crépuscule perdant son équilibre
un oiseau libre s’envole de travers
sur la terre il n’y a que des semailles

 

* Jacques Brémond, 1999.

Le commentaire de sitaudis.fr

Poèmes hongrois et français
Traductions par Maria Maïlat
Editions Zoé, 2016
208 p.
19 €

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