Cruellement là de Friederike Mayröcker par Marie Cazenave

Les Parutions

29 déc.
2014

Cruellement là de Friederike Mayröcker par Marie Cazenave

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 Aimer c’est parler. Le dernier ouvrage de FriederikeMayröcker est un journal de deuil, à la suite de ceux d’Albert Cohen ou de Roland Barthes.

Empruntant l’apparence d’une correspondance très active, il construit/entretient l’illusion de la présence de l’être aimé. Celui-ci, Ely, meurt au deux tiers du livre, sans que les lettres ne cessent, tandis que le dialogue se poursuit au présent. Les incises « dis-je à Ely », omniprésentes, structurent le texte et relancent le propos. En recréant un dialogue en temps  réel par le biais du présent et du verbe de parole, s’efforcent de tisser un lien éternel entre les deux personnages. Or, deuxième jeu de présence/absence, le personnage ressemble fort à un alter ego de l’auteure elle-même. D’ailleurs, le journal, daté de 2011, vieux de trois ans déjà, a été publié tardivement. Longtemps gardé, comme des lettres d’amour enfermées dans un coffret, comme ce lien intime entretenu avec l’homme aimé, l’auteure n’a pu s’en séparer en vue d’une publication qu’au terme d’un processus de deuil :

« je ne bouge absolument pas dis-je à Rumi ou E.S., je reste assise cruellement là, accompagne moi après ma mort encore 1 temps comme lorsque je vivais encore cela me ferait du bien. Ainsi plus ardemment j’éprouverai tout ce qui de l’autre monde se perçoit comme si tu tenais encore ma main, parce que les yeux corrompus, j’errerai sur le dos du lac et chercherai ta main (qui saturée de violettes de parme……) »

Tandis que l’un s’éloigne sur le lac et que l’autre reste, assise, raidie par l’âge, cruellement là, le récit tente de combler la distance et même, davantage, de rapprocher par un partage fusionnel d’une grande intimité : « moi, à Ely : il est mon intime ». Le style s’en ressent. La langue est abrégée, les noms réduits à leurs initiales, les verbes souvent négligés, dégageant un style descriptif. Il s’agit d’aller vite pour ne rien omettre de ce qui est vécu et ressenti, de tout mettre en commun. Pour combler la distance, le récit passe intégralement par le point de vue du personnage, décrivant tout ce qu’il est possible de voir depuis la table de travail. Il s’agit autant de rendre compte du quotidien pour y inclure Ely, lui racontant ce qu’il aurait pu manquer, que de le lui donner à voir.

En effet, même lorsqu’il passe par l’aveu confiant des faiblesses physiques, le récit est, là encore, profondément visuel : les larmes ponctuent toute émotion forte comme une mise à nu, comme si les yeux s’obscurcissaient d’être trop éblouis. Si le personnage, amoureuse languide, s’abandonne aux bras de son amant, elle lui livre surtout son regard subjectif. Donnant sa vision esthétique/ du monde, elle se livre tout entière :

« Un Turner dernière période à ma fenêtre, c’était de nuit, la lèvre inférieure retroussée d’un bourgeon de lys s’épanouissant […] quelqu’un avait craché une gelée framboise sur la fenêtre penchée de la mansarde, dis-je, […] la neige était rouge framboise, comme si j’avais regardé le monde à travers des lunettes rouges, comme une langue vernissée rouge feu »

Nourrie de très nombreuses références artistiques, l’écriture est structurée comme une peinture. Certains personnages, réduits à une initiale, sont à l’arrière-plan, d’autres, au nom écrit en toutes lettres comme celui d’Ely ou ceux d’écrivains admirés, au premier plan. Le jeu de distance par rapport à l’auteure – point fixe (/é par la vieillesse) – organise l’espace de manière centrifuge. La juxtaposition de verbes au présent, à l’imparfait et au futur permet de construire une impression de profondeur temporelle, de sédimentation. Il y a également des couleurs, expressément nommées ou implicites. Souvent elles passent par l’évocation de fleurs, bigarrées, omniprésentes, comme dans les tableaux de Raoul Dufy qu’elle évoque.

 « Comme si je me tenais devant le groupe d’oliviers 1 peu hirsutes où durant la conversation avec les amis mon regard se perdait et me déconcentrait, faisant s’écrouler mes pensées comme cartes à jouer, […]l’aspect hirsute des trois oliviers que l’on avait fait venir d’Orvieto pour les planter ici, faisait jaillir mes larmes, ce qui me rendit si distraite qu’aucun échange de sentiments ou d’expériences ne peut avoir lieu, ce qui amplifiait mon malaise et mon trouble, je veux dire que je me redressai et conversai avec ces oliviers et lauriers roses qui depuis le bord du jardin semblaient vers moi tendre leurs branches »

L’évocation de ce jardin imaginaire ne peut pas se réduire à une seule interprétation. Lettres (écrites dans des carnets) roses, roses sous les robes des hommes, fleurs aux noms savants toujours différents qui convoquent le souvenir maternel, arbre rêvé de l’inconscient, métaphore végétale des âges de la vie, visions d’hommes-fleurs, allusion mallarméenne à « l’absente de tout bouquet »… Comment décrypter cette jungle, et plus largement interpréter une œuvre si riche, sans réduire le faisceau à un seul fil ?

La multiplicité d’interprétations tient en grande partie au style de Mayröcker. Revenant toujours sur elle-même pour préciser la pensée, elle brouille l’image en rajoutant sans cesse des couches de peinture. Aucune logique systématique n’est apparente. Les paragraphes ne suivent pas un découpage temporel ou thématique. Certains passages sont dépourvus de ponctuation à la manière d’un flux de conscience. Les temporalités s’emboîtent les unes dans les autres selon une cohérence mémorielle parfaitement subjective. Les citations sont plus ou moins explicites, non commentées, parfois intégrées au texte, comme allant de soi, ou plutôt allant avec. Ce texte « habité(e) de puissantes visions » comme l’exprime le quatrième de couverture est très elliptique : au lecteur de combler les manques, de saisir l’implicite. Cette tendance à l’obscurité se renforce lorsqu’Ely meurt. Perdant son destinataire, le personnage plonge plus profondément en lui-même. L’écriture de soi se risque à l’écriture pour soi. Or, paradoxalement peut-être, c’est quand le personnage s’absente de l’échange direct avec Ely que celui-ci est le plus présent. En effet, au moment où le personnage perd pied, quitte la réalité pour joindre les mains et « s’accroupir dans la ramure », seul Ely peut l’y rejoindre, lui seul la connaît assez pour la saisir. Ce total abandon de soi par le biais de l’écriture, au-delà de toute publication et de tout lecteur inconnu et hypothétique, reste la plus belle, la plus intime, des étreintes amoureuses.

« Oh vous prairies des rives de l’amour, mon caractère élégiaque, dis-je à Ely, il arrivait à l’époque que son œil un instant se prenne dans mon œil, c’était comme un éclair […] j’étais électrisée, dis-je, je suis très esseulée parmi ces coups de vents, dis-je à Ely, ce canal des émotions et tandis que j’écris ces mots, tends mes mains dans l’air, ce sont des illusions (ces lys) n’est-ce pas, ainsi une p. lettre : une p. lettre de papier toilette »

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