Destination de la poésie de François Leperlier par Christophe Stolowicki

Les Parutions

11 mai
2019

Destination de la poésie de François Leperlier par Christophe Stolowicki

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En notre temps heureux où partie à la reconquête du peuple (Thomas Deslogis), la poésie est enfin à la portée de tous, de plus en plus contagieuse ; où montent à la brèche des brigades d’intervention poétique ; où sous la direction d’opérateurs référencés poésie qui savent que le chantier pédagogique est immense (Jean-Marie Gleize), lors de Journées Poët Poët est susurré aux tout petits le poème doudou ; quand le Printemps des poètes programme aux fêtes villageoises d’offrir à chaque ménage de la commune un livre de poésie (poèmes d’amour) ou/et à chaque naissance un recueil de poésie jeunesse, dans un univers poétique […] en expansion constante ; que se multiplient conférences et colloques tel celui Pour une poétique mondiale de la poésie (dans l’amphithéâtre de la Bibliothèque Nationale), que Michel Deguy compte instituer un Marché commun de la poésie, Serge Pey promouvoir une Marche mondiale de la poésie, que de nombreux ateliers d’écriture, résidences d’écriture, garantissent démocratiquement à chacun l’apprentissage puis l’exercice exotique de l’art entre tous – force est de constater, selon une enquête récente, qu’« à peine 1% du lectorat lit régulièrement de la poésie, [dont] 0,3% la poésie des auteurs vivants », sans qu’il soit précisé s’il s’agit d’un autre que soi. « Guy Lévis Mano, il y a bien quarante ans, faisait observer qu’il y a en France beaucoup plus de poètes que de lecteurs de poésie ». Déjà « Au milieu du XIXèmesiècle, Henry Murger pouvait ironiser : Qu’est-ce que c’est que vos bouquins ? Des volumes de poésie, avec le portrait de l’auteur en lunettes ? Mais ça ne s’achète pas, ces choses-là. – À moins qu’on n’y soit condamné par la cour d’assise ». On peut même remonter à Swift (deux siècles avant Rilke qui pour son pensum de pédagogue  a repris le titre) s’égayant dans une Lettre de conseils à un jeune poète de la prolifération de poétastres, poétaillons, sous-poètes, singes-poètes, et philopoètes, sans compter d’autres encore inférieurs du point de vue du talent, mais farouchement décidés à en avoir.

 

L’affligeant tableau brille en France par son caractère institutionnel, suivi ici à la trace, des Maisons de la jeunesse après guerre aux Maisons de la Culture, activisme dont la revue Action poétique fut le pilier, dans « l’alliance étroite du ludique, de l’idéologique et du commercial ». À présent des staliniens reconvertis en (com)missionnaires du libéralisme d’État débridé distribuent à tout va la manne (modeste auprès de ce que coûte le théâtre) des aides à la publication tant centralisée (CNL) que régionales, et celle des innombrables prix de poésie qu’ils décernent aux cuistres poétiquement corrects et aux poètes consensuels (Yves Bonnefoy gratifié d’une bonne dizaine) labellisés rebelles. Les entreprises publiques mobilisées. Avec une culture profonde nonobstant son impressionnante érudition, François Leperlier au pas de charge de sa verve sépare des torchons les serviettes où la plupart, les distinguant bien comme lui, choisissent sans hésiter les torchons.

 

J’excepte toutefois de sa condamnation générale la RATP, respirant souvent de découvrir affichés dans l’étouffoir non dantesque des inédits bienvenus.

 

En poésie plus qu’ailleurs une inégalité vivifiante domine, le modèle des critiques demeurant Baudelaire dans L’art romantique (titre posthume) qui parle du génie de pair à égal (Hervé Falcou dans une courageuse préface). À cela près, François Leperlier, baigné dès l’enfance dans la grande poésie (Hugo, Lamartine préférables aux niaiseries de la poésie jeunesse, nourri on peut les oublier comme un doudou usagé, une croûte qui tombe, une névrose qui cicatrise), élevé dans les « prières profanes » en leur  « mystérieuse évidence » – dresse de soi un portrait de poète lecteur que beaucoup peuvent envier. « Si le nombre de lecteurs n’est pas à négliger, seule importe la chance d’être bien lu », écrit-il après Gracq. Il peut y avoir des instants où des alphabets, des livres de compte, nous paraissent poétiques (Novalis). Ou un acte notarié bien mené.

 

Entre les travers contemporains il fraye sa voie sinueuse, rigoureuse, rejetant la caisse à outils de Jean-Michel Espitalier, prenant bravement le bœuf formaliste par les cornes et sa   prétention à  « se  passer  d’images [...]  après la  bacchanale surréaliste,  la  cure   d’austérité » ; le veau littéraliste par les ardillons de la relation intégrale à la réalité intégrale (Jean-Marie Gleize) ; formalisme aussi fossoyeur de poésie que Malherbe en son temps et dont le lissage arithmogrammatique est le pompon ; réconciliant Ponge avec le surréalisme à l’encontre de Jacottet, lisant sa « densité projective », son « inventivité », son « lyrisme ironique et jubilatoire » ; posant quant au « génie les bonnes questions de nature à ahurir ceux, parmi les contemporains, qui ont beaucoup de mal avec les exceptions, si c’est bien convenable et démocratique ». Mettant en évidence de la poésie, celle qui naît où on ne l’attend pas, la filiation toujours « indirecte ».

 

Culture : faisant « basculer, à la manière baudelairienne, le meilleur de la modernité dans une antiquité immédiate », lisant Matthieu Messagier en continuité de D’Aubigné ou Tzara ; n’entendant pas « la parole automatique […] couramment pratiquée par les chamans, les mediums, les lettrés taoïstes et la Pythie de Delphes [comme] une découverte surréaliste, mais une mise en situation particulière » – méconnaissant toutefois ce que l’écriture automatique doit à l’association libre de Freud. Érudition pour qui il n’est rien de nouveau sous le soleil, « le calligramme […] connu des calligraphes grecs, hébreux, musulmans […] le poème justifié [...] subtilement arrangé dès le IXème siècle par Rabin Maur […] les jeux purement phonétiques […] connus d’Aristophane ».  En résistance contre « certains fervents du traitement de texte, qui assimilent le dieu de la littérature à un algorithme [et] doivent savourer la perspective d’une poésie transhumaniste, directement générée par les logiciels […] qui pourraient débiter sans désemparer la diarrhée irrépressible des signifiants. »  

 

Quand, « après l’institution de nouvelles formes de censure (et d’autocensure), après les tentatives, souvent réussies, pour assujettir la langue et criminaliser la pensée, nous entrons dans l’expurgation méthodique des lexiques, des bibliothèques et des musées » ;  qu’une société du spectacle caricaturant en performances celle que dénonce Debord exerce un effet d’étouffoir sur la poésie moins tapageuse, moins venderesse, l’intérieure pas dans l’autopromotion permanente – encore qu’il faille reconnaître l’effet d’entraînement, de jam session à la théâtralité, celle d’Artaud, de Tzara – ; quela plupart des poètes authentiques sont publiés à fonds perdus par des (micro)-éditeurs passionnés – Destination de la poésie est un ouvrage sec et salubre et salutaire, sans pitié pour les professionnels de la cocarde poétique, de la lyre à l’oreille et de la poésie à l’estomac, pour paraphraser Gracq.

 

Il ne porte l’estampille ni du CNL ni d’aucune aide locale, publié aux seuls risques de l’éditeur.

 

 

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