Imprévisible passé d'Henri Deluy par Yves Boudier

Les Parutions

23 juin
2012

Imprévisible passé d'Henri Deluy par Yves Boudier

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« Car personne n’est plus proche
Que toi de la grande solitude »


Derniers vers du livre, pudeur absolue d’un distique ou le je se fait tu, se tait / s’est tu, dans une ultime interpellation, gant retourné au terme d’une vie voyageuse, l’intime défi lancé aux jours libérés qu’ « il faut tenter de vivre », encore : tel parcours, le passé, « et comprendre pourquoi et comment il fut, par l’Histoire, déjoué. »1
Poèmes orphiques. Poèmes politiques, autrement dit polièmes.2Henri Deluy revient d’où l’on ne peut. Imprévisible passé porte la nostalgie des espoirs rompus, de l’amour aveuglé par une violence, bouleversante au sens propre, renversante d’un passé hostile dont la naissance, anoblie par une Révolution faite de sang et de rouge impurs elle aussi, n’engendra ni un monde meilleur, ni les prémices d’une fraternité ou d’une communauté avouable. La peine, la déception furent cruelles, à la mesure lente des rêves lentement évaporés, dans un temps si long et forclos par les gesticulations de décennies grises qui tragiquement virèrent au noir le plus dur et profond. Un temps si long qu’il égara même les plus aguerris, éloigna par milliers des compagnons devenus d’infortune, poussa au bord du vide et sur l’arête de la mort les plus solides pourtant, et sûrement parce que…
Henri Deluy a résisté à ces morsures. Est-ce, comme l’a dit Marguerite Duras3, parce qu’il « reste toujours quelque chose en soi, en vous, que la société n’a pas atteint, d’inviolable, d’impénétrable et de décisif » ? Je ne suis pas loin de le penser à la lecture de ses poèmes.
Que reste-t-il des amours politiques ? Des amours tout court et des vies militantes, sinon l’intangible nécessité de respirer, de rencontrer, d’étreindre, de travailler, d’écrire, de traduire… et de manger, de manger des distances, des espaces, au bout de nuits à boire. Intransitivement, absolument, en créant jour après jour les compléments d’un verbe devenu transitif. Vivre continue.
Ainsi, entre les poèmes (mais cela est-il poésie ?), au cœur, parmi, comme l’aime à dire Henri, la recette du vivre que l’on sait recettes dans leurs déclinaisons quotidiennes, du plus simple au sublime, de la soupe journalière et paysanne jusqu’aux petites billes luisantes du caviar… Poèmes esturgeon, une fois encore, une fois de plus, dans le vivier des grands fleuves de poésie avec Maïakovski, Tsvétaïéva, Khlebnikov, Mandelstam, Block, Evtouchenko, Aigui ou Kroutchonykh, des retenues fluviales chinoises de Shu Cai, Mo Fei, Lan-Lan ou Zhu-Zhu, des lacs resserrés d’une Europe centrale dont les visages et les têtes se sont tournées et retournées tant de fois vers l’espoir démocratique jusqu’au torticolis du démantèlement post glasnost et perestrïoka réunies.
Vers prémonitoires :
« … une sorte de saleté surveillait du haut du / ciel »4 ou encore :
« Je te raconterai – le grand mensonge : // Je te raconterai le couteau, serré entre des / doigts // Étroits, – les boucles des jeunes et la barbe / des vieux, // Soulevés par le vent des siècles. // Et la rumeur du siècle. / Et le bruit des fers sous les sabots. »5?

Imprévisible passé
, c’est un homme, engagé /dégagé, qui remonte des Enfers et croise sur son chemin orphique les visages et paysages d’un monde devenu obscur, jadis lumineux : Que sont mes amis devenus (… qui) ne furent pas bien semés (… et) m’ont failli ? Que sont les ennemis devenus ?
Prigent introduit Deluy sur les chemins circulaires et spiralés des gémissements du siècle passé, paradis des travailleurs, purgatoire des idées soldées par les colères et les guerres, enfer de la dissidence et de ceux qui se sont dressés puis écroulés devant la barre de tribunaux de carton ou face à des machines de mort aux chenilles grinçantes.

Et, comme par un effet de sublimation, remonte du long poème un autre poème, double imprévisible, dont le lecteur reconstruit quasiment de manière subliminale le sens, en rebondissant page à page d’un mot en caractères gras à un autre, « ombiliqués à la raison historique », comme l’écrit Christian Prigent en fin de préface. Noms de villes, d’écrivains, d’aliments, dates, heures, lieux et noms d’amis, quelques rares prénoms, la constante attention portée aux voix, aux corps. Sous l’inclinaison ambiguë de l’italique, le nom de proches plus encore, de longues citations-poèmes, mais aussi les balises terribles d’acronymes de sinistre mémoire, « Pour parler le plus souvent d’épouvantables / Tragédies et de drames sans fin ».6

… « à l’usure du calendrier à la conspiration du silence à la terre vierge à la terre damée à la relation immédiate à la fable saugrenue à la fascination de l’illisible (…) »
7


1 Préface de Christian Prigent, Gris profond, page 10. Introduction remarquable, tant sur l’écriture d’Henri Deluy que sur la dimension politique d’un tel livre de « poésie », réussite objective et juste posture selon son auteur.
2Polième, alliance de politique et poème, néologisme créé par Michel Surya pour donner titre à son étude sur Bernard Noël, (Lignes, 2011) quatrième volume de la série Matériologies.
3 Conversation avec Elia Kazan à propos de l’actrice américaine Barbara Loden.
4 Encore Pétersbourg, Vladimir Maïakovski, 1914.
5Maria Tsvétaïéva, le 4 juin 1918
6Deluy Henri, page 201.
7 Deluy Henri, Au blanc de neige, page 73. Editions Virgile, coll. Ulysse Fin de Siècle, 2007.

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