Jacques Moulin, Corbeline par Tristan Hordé

Les Parutions

27 déc.
2022

Jacques Moulin, Corbeline par Tristan Hordé

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Jacques Moulin, Corbeline

Ne cherchez pas "Corbeline" dans un dictionnaire contemporain, ni même dans le Littré, il faut remonter à l’ancien français pour trouver trace du mot. Sans préciser de quelle herbe il s’agit, le dictionnaire de Frédéric Godefroy (1880-1895, ancien et moyen français), donne un exemple d’emploi : « Les corbeaux, quand il se sentent empoisonnez de la graine de Naples, cherchent l’herbe nommée corbeline pour leur remede et garison ». C’est cet emploi que conserve Jacques Moulin dans le premier quatrain du livre : « La corbeline est herbe de gravité / Corbeau la cueille / À la nuit tombée / Pour la mort déjouer » ; il propose ensuite d’en découvrir la nature qui ne peut être que liée à la mort, ce serait « l’herbe noire qui pousse au pied des gibets », antidote pour l’ensemble des corvidés.

Non, le livre n’est pas une enquête autour d’un remède propre à certains oiseaux, mais, pour commencer, une suite de variations autour de la corbeline et d’un oiseau en général peu apprécié, le corbeau, variations en courtes proses et en vers souvent rimés, parfois comptés et formant strophes. L’ensemble occupe la moitié du livre, l’autre consacrée à d’autres oiseaux, de la grue au martinet, du héron au vautour et à la mésange. Les notations à propos des uns et des autres, toujours précises, prouvent un observateur averti de la nature, même si elles sont souvent données comme en passant, tout comme les tableaux plus larges de l’espace : « C’est encore nuit petite. Avril repose sur l’étang. La lune est ronde. Le taillis inextricable. Les ronces agressives. Premières lueurs du jour. [etc.] » Jacques Moulin, attentif aux oiseaux comme à la faune observable* ne cherche pas à écrire en naturaliste : les oiseaux ne sont pas qu’un prétexte, ils sont bien présents, mais cette présence conduit à des combinaisons de mots des plus variées.

 

On ne saura pas ce qu’est exactement la corbeline, est repris le discours ancien qui définissait son action, « Herbe qui sauve », qui « lève le poison comme on lève la brûlure d’amour meurtri ». On apprendra l’existence de "corbelinier" et, dans l’une des premières proses, "corbeline" entraîne "cor(beau), "cour(bure), "or(be) , "cou", "(ja bot", à quoi s’ajoutent peu après "cro(assantes) et la proximité de "jabot et "bec" ; à d’autres moments du texte "corbin" (inusité pour "corbeau", et "corbine". Cette herbe aux corbeaux est associée à la jonquille — ce qui inspire une chanson ; elle vivrait au milieu d’autres plantes comme la panprée et le corblet : c’est là le plaisir particulier d’introduire des mots peu communs, ici le nom du panais sauvage et une désignation régionale du pavot cornu ; on lira aussi parmi d’autres "blaude", "tabard", "bollard", "cochoir".

On notera un développement où est imaginée une relation étroite entre l’oiseau et son nom, la séquence phonique K-R-B étant supposée restituer ce qu’est le corvidé, le [B] par exemple « par la saisie du bec braille et clabaude » ; le corbeau a perdu son "i" dans le mot "oiseau" : il est seulement « oseau » dont, remarque Jacques Moulin, on ne connaît « Ni gazouillis ni pépiement ni / Sifflotis ». Mais pour le cri des corvidés la liste des mots est étoffée, « croaillement, coraillement, craillement, [etc.] », et de courts descriptifs complètent une longue série, le cri comparé à « dans la nuit du gravier / le bruit d’évier », et ce cri est répété trois fois, « Trois trois trois / Lez corbeau fait nombre / Tierce / Dans sa voix ».

 

Le lecteur relève que le plaisir des sons guide souvent la construction des textes. À côté du (trop) classique « j’écris – je crie », on peut apprécier « corps vidé » ou « un chant a krâpella », ou encore quand on passe à la grue, « La grue n’est pas greluche ne grignote pas égraine avec soin le plant gobe des grenouilles (etc.] ». Un relevé exhaustif des jeux de mots nécessiterait de donner chaque fois le contexte, signalons-en cependant quelques-uns : « broyé-bruyant », « craille-braille », « graves-craves », « criarde-braillarde-raillarde », « Appeau appelle /appâts de mots » « la magie des oiseaux-la manie des corbeaux », etc. Par ailleurs, Jacques Moulin pratique régulièrement l’énumération — « Tu fais des listes sur ta page », reconnaît-il : liste de noms d’oiseaux chacun suivi d’une caractéristique, « La linotte mélodieuse / La mouette rieuse / Le bruant bruyant / Le martin triste [etc.] »

Les nombreuses remarques sur le cri des oiseaux sont souvent liées à la forme choisie pour l’écriture du poème ; ainsi, pour les grues :

« Se taire pour bien entendre. Effacer forme d’homme. N’être qu’un pavillon. Voir après. Un poème qui donne le son avant la forme. Une forme de cri en vol. Un envol d’onomatopées vivantes. Charivari. Tapagerie. »

Les formes choisies tendent à restituer quelque chose de la vivacité de l’oiseau ou de son cri, qu’il s’agisse du choix des phrases nominales ou de la fréquence de l’usage du rondel — pour le martinet, Jacques Moulin en écrit avec la rime -i- et commente : « Rondel en i / Pour le marti- / Net dans son cri ».

 

Jacques Moulin aime tous ces oiseaux, y compris le mal aimé corbeau ; couleur de charbon, certes, mais il faut percevoir sa lumière intérieure, comme s’il était peut-être oiseau de Soulages, et l’on comprend alors que « le corbeau est blanc au profond de la nuit ». On trouve cette lumière dans les monotypes d’Ann Loubert qui donne à voir des espaces possibles pour les oiseaux, le noir et blanc parfois subtilement rehaussé d’une couleur pastel.

 

 

 

 

* Lire notamment À vol d’oiseaux (L’Atelier contemporain, 2013) et Sauvagines (La Clé à Molette, 2018).

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