La revue de belles-lettres, 2022, 2 par Tristan Hordé

Les Parutions

26 févr.
2023

La revue de belles-lettres, 2022, 2 par Tristan Hordé

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La revue de belles-lettres, 2022, 2

 

 

On se souvient que l’expression "Art Brut" a été utilisée pour la première fois par Jean Dubuffet (1901-1985), en 1945, à la suite de visites d’hôpitaux psychiatriques en Suisse avec son ami Jean Paulhan ; elle a désigné assez rapidement les travaux (peinture, sculptures, écrits, etc.) de tous ceux qui étaient à la marge de la société, donc à l’écart de tout circuit artistique, et pas seulement les patients des hôpitaux. Une partie de ces travaux est rassemblée au musée de l’Art Brut à Lausanne, mais si les peintures sont relativement connues les écrits restent plus ignorés. La revue de belles-lettres publie un dossier d’une cinquantaine de pages, qui rassemble, sous le titre Écrits de l’Art Brut, des textes et des dessins de 9 hommes et femmes de nationalités différentes (Suisse, Allemagne, États-Unis, Autriche), inadaptés à la société, laissés pour compte, le plus souvent issus des classes sociales les plus défavorisées. Lucienne Peiry, qui a choisi les textes et les présente, remarque que certains d’entre eux pourraient aisément être rapprochés de ceux publiés par Apollinaire, le dadaïsme, le lettrisme ou des écrivains contemporains. Ainsi, Constance Schwartzlin-Berberat, par exemple, dans ses poèmes, distribue sur la page des mots de différentes dimensions, répétant certains fragments ; Barbara Suckfull, elle, pratique une écriture rompue, chaque mot étant suivi d’un point, comme si elle refusait la continuité habituelle du discours : « Et. Toujours. Je. Suis. Ici. À. Werneck. Et. Quand. Jai. Saisi. » Etc. On rapproche aisément ces courts extraits de recherches publiées dans la même livraison de La revue de belles-lettres dans un Cahier de création : Édith Azam ("Karpiano") : « Proutant, ja me plique, jjjamais, jjjamais ja KKKRRAVVAILLé autant. Ja fais des nnnotes que ja dessine puis que ja me     nentraîne à les lire, ces nnnotes, bêtement. Parfois, c’est vrai, ma… ma Tê-Teu (…) » ; Heike Fiedler, elle, propose notamment des homophones dispersés sur une page, un texte peu compréhensible recouvert partiellement, un court texte accompagné d’un calligramme, tous deux plurilingues. Mais il s’agit là d’écrivains retenus parce qu’ils expérimentent l’usage de la langue ; les auteurs des textes recueillis sont toujours loin des essais littéraires, « ces écrits d’Art Brut, conçus pour la grande majorité dans l’isolement profond et la mise à l’écart, à huis clos, constituent pour leurs auteurs l’unique échappatoire possible. Internés, aux prises avec le vide, traversés par la nuit et le vertige. »

On reprendra les "Écrits en spirale" qui ouvrent la revue. L’entretien de Marion Graf avec Roger Perret ("Au cœur de la modernité dans les marges"), éditeur atypique à Zurich, qui a publié des écrits de l’Art Brut comme ceux d’Adolf Wölfli  et de Constance Schwartzlin-Berberat (largement représentés dans cette livraison). Il rappelle l’intérêt de Picasso, Klee et d’autres peintres pour ces œuvres, où « Ils percevaient (…) une spontanéité et une authenticité qu’un artiste travaillant consciemment n’atteint que rarement. » Il explique aussi pourquoi il s’est intéressé à Hans Morgenthalet (1890-1928), écrivain oublié, et à Annemarie von Matt (1905-1967), dont aucun texte n’a été publié de son vivant ; on lira des poèmes de ces deux poètes à la suite de l’entretien (introduction aux Écrits de l’Art Brut), et on le relit pour mieux comprendre l’intérêt de textes trop souvent mis à l’écart.

 

Bruno Pellegrino s’attache à la dernière partie de la vie d’une femme dont le prénom, Françoise, donne son titre à sa rubrique "L’inventaire". Institutrice ménagère, elle passait régulièrement devant la maison de Madeleine, la sœur aînée de Gustave Roud — écrivain qui avait besoin que l’on prenne soin pour lui de tout ce qui était matériel. Elle offre son aide pour les soins du potager, les deux femmes sympathisent, elles apprécient la montagne, l’effort physique, et deviennent des amies. À la mort de Madeleine, Françoise devient une manière de dame de compagnie « auprès de ce vieil homme de lettres qui ne peut pas vivre seul » ; elle l’aide à vivre le quotidien et le soutient quand il se met en tête d’apprendre en anglais les poèmes d’Emily Dickinson. Cela dure pendant six ans, jusqu’à la mort de Roud, en 1972. Il lui lègue la maison, qu’elle remet en état. Elle y vit seule pendant 30 ans, jusqu’à sa mort en 2008, passant une partie de son temps à classer et légender les milliers de photographies prises par l’écrivain. Femme remarquable restée évidemment ignorée : Pellegrino lui-même, écrivant à propos de Gustave et Madeleine, reconnaît qu’il a négligé de lui accorder une place.

Jacques Réda, dans "Récitatif pour l’Arbre"* n’a plus à prouver son attachement à la nature, il reprend cependant le thème, cette fois à propos de la destruction de l’environnement et de la foi aveugle des humains dans le progrès. Le poème, en vers de 14 syllabes propres à Réda, débute comme une fable de La Fontaine :

 

                  L’Arbre et les animaux vivaient en bonne intelligence
                 (Celle que la Nature accorde et qu’on nomme l’instinct)
                  Sans souci de leur origine, ignorant leur destin
                 Jusqu’au jour où l’homme parut avec son exigence.

 

Tout est dit. C’est ensuite destruction, abandon d’une relation simple aux choses, accompagné d’un « besoin croissant » de la science de « tout dénombrer et prouver » ; Réda renvoie à l’Antiquité, à ceux qui, « sans recours aux preuves factuelles », ont « Vêtu, fait danser et chanter [le réel] alors qu’il était nu ». L’aboutissement des transformations serait un « Homme artificiel / Indiscernable désormais de son appareillage ». Selon Réda, l’homme ne semble pas comprendre que l’univers est avant tout changement, qu’il est « la Vie instable », son erreur serait d’imaginer pouvoir un jour lever « l’énigme » de l’origine ; à cet aveuglement, Réda oppose ce que les hommes ont fait avec le langage : « l’énigme originelle (…) a fait danser nos mots ». On rapprochera ce propos de ce qu’écrit Erika Burkart : « C’est grâce à la langue surtout que je ne me suis pas perdue dans le labyrinthe, à cette langue qu’on peut écrire, à cette possibilité de transmuer la vie chaotique en chose dicible. » On lira avec intérêt les extraits de Langue. Écriture. Art, qui concluent brièvement : « On écrit pour l’écriture. L’éventuel lecteur est une aube éloignée ou un soleil couchant. La nuit il faut traverser seul. »

 

* Récitatif est le titre d’un des premiers recueils (1970) de Réda.

 

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