Lorine Niedecker, Cette condenserie par Tristan Hordé

Les Parutions

22 sept.
2023

Lorine Niedecker, Cette condenserie par Tristan Hordé

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Lorine Niedecker, Cette condenserie

Martin Richet, traducteur de l’anglais américain, a choisi pour ce volume des lettres de Lorine Niedecker envoyées, pour la plus grande partie, à Louis Zukofsky (pas toutes conservées et parfois censurées) et à Cid Corman. La correspondance est suivie de deux essais à propos de ces deux poètes — le second, aussi éditeur, publiait la revue Origin —, puis d’un récit de voyage, précédé de notes. Par ces choix, Martin Richet a voulu mettre en lumière « plusieurs mouvements de condensation : « comment la vie devenue lettre se fait matériau d’un poème ; comment la lecture se densifie en poétique ; comment le document et le savoir informent l’expérience et l’écriture. » Le livre se termine par une brève étude de Jean Daive, ouverture à la lecture de Lorine Niedecker.

 

Lorine Niedecker et Louis Zukofsky furent très proches et le mariage de l’écrivain n’interrompit pas, pendant longtemps, leur correspondance. Dans ses lettres, Lorine Niedecker décrit souvent avec beaucoup de détails l’espace dans lequel elle vit, la faune et la flore qu’elle ne se lasse pas d’observer ; par exemple, pour les oiseaux, le grand héron, l’engoulevent, le nid de kildirs, et elle parcourt trente kilomètres « pour voir des nids d’hirondelles comme des bouteilles ou des gourdes de boue sur les flancs d’une grange ». C’est là la matière de ses poèmes. Elle se sent si proche du milieu humide qui l’entoure — les marais, le lac Koshkonong proche — qu’elle a le sentiment d’en être un élément (« je pourrais presque me croire de l’eau de mer dans les veines ») ; vivant dans ce milieu, elle imagine qu’elle peut contribuer à son développement, en y créant elle-même : ainsi elle arrache de très jeunes saules, les emporte jusqu’à la maison pour [s]a propre création du monde ». Cette image de monde premier est régulière, jusqu’à écrire, quand elle doit se mêler aux occupations de ses contemporains, « j’ai surgi de ma boue primordiale ». C’est dans une cabane, au confort des plus sommaires (sans eau ni électricité), près du bord d’une rivière, qu’elle a vécu longtemps avec sa mère et qu’elle abandonnera dans la dernière partie de sa vie : « Comme j’aimerais être libre de cette sinistre affaire qu’est la propriété », écrira-t-elle. C’est là aussi qu’elle écrivait et lisait.

 

Elle lisait beaucoup, dans plusieurs domaines, et elle énumérait parfois dans une lettre un achat de livres (par exemple : D. H. Lawrence, Goethe, Edith Hamilton, Rilke, Henri James, Conrad, une étude concernant Emily Dickinson) ou précisait ce qu’elle appréciait (« J’aime les poèmes de Robert Creeley », « Ce livre [de Cid Corman]) rentre dans mon armoire spéciale ». Elle n’hésitait pas à noter ses réticences et ses mises à l’écart ; estimant encore un peu Ginsberg, elle regrettait son comportement, « pourquoi faut-il que ces manifestations de vitalité passent par la misère, la crasse, le sexe. ». Elle donnait son sentiment à ses correspondants à propos de telle ou telle œuvre, tout en ne se jugeant pas capable de lecture critique, « j’apprécie, je ne critique pas et je cite comme [Marianne Moore] mais sans sa perspicacité ». L’étude sur la poésie de Zukofsky est en effet pour l’essentiel un montage de citations du poète.

 

Lorine Niedecker ne mettait jamais en avant ce qu’elle écrivait, ce qu’elle était ; elle a gagné son pain en faisant des ménages et ne tenait pas à ce que l’on sache qu’elle publiait des poèmes, mais elle n’avait aucun doute sur la nécessité pour elle d’écrire, « Il n’y a rien de plus important dans ma vie que la poésie », écrivait-elle à Jonathan Williams. C’est cette nécessité qui la conduisait à toujours reprendre ses poèmes, rarement satisfaite. L’écriture avait toujours pour elle comme point de départ ce qu’elle avait vu, entendu, vécu ; pour garder une de ses images, la phrase lui venait comme une crue de printemps mais, ensuite, acceptant le conseil de Zukofsky, le « sentiment suivant a toujours été de « condenser, condenser ». » Commentant une lettre de Cid Corman, qui pensait ses poèmes trop « écrits », elle se donnait cette tâche de condenser, « il faut que je travaille à me faire plus dense, plus nette et pourtant plus distante, comme dans l’imagination pure ». Cette volonté l’a éloignée de l’enregistrement de ses poèmes ou de leur lecture en public. Cette solitaire pensait que les poèmes s’adressaient au lecteur et devaient être « lus en silence », ce qui n’empêchait pas pour elle d’être constamment attentive aux sons, « Quand on a l’oreille affutée on fait sonner ses poèmes dans le silence ». Tout se résumait à s’éloigner de la prose, c’est-à-dire à l’abondance de mots dans un poème qui aurait abouti à « perdre une poésie parfaite, serrée ».

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Ses notes de voyage sont faites d’observations, mais aussi de lectures sur l’histoire de la venue des Français dans la région du Lac Supérieur. Elle a écrit sa passion pour les pierres, et dans son compte rendu de voyage elle a noté : « Le panneau de la Boutique à Agates je ne l’ai pas raté » : elle y a acheté, en plus d’une agate, « une pierre bleue, une sodalite et une cornaline ». On lit cette importance de la pierre dans un poème, Voyageurs, qui précédant la postface de Jean Daive, s’ouvre ainsi : « Dans la moindre partie du moindre être vivant / est une matière qui a un jour été pierre / devenu terreau. »

 

Jean Daive est allé jusqu’à la cabane où vivait Lorine Niedecker — elle appréciait beaucoup sa poésie — et la revue qu’il dirige, K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., nom du lac proche de la cabane, témoigne d’une proximité avec une manière de penser la poésie. Sa brève étude demanderait à être largement commentée, retenons-en un passage sur la complexité de l’œuvre : « En lisant textes, journaux, lettres et poèmes, je pense souvent aux fresques de Giotto à Assise où les récits de rêves et les changements d’échelle culbutent notre regard et ses logiques parce que la narration surdimensionnée s’en trouve malmenée. »

 

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