Revue L'Intranquille, N°21 par Christophe Stolowicki

Les Parutions

01 déc.
2021

Revue L'Intranquille, N°21 par Christophe Stolowicki

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Revue L'Intranquille, N°21

 

En couverture, sauvée de l’oubli l’œuvre murale en écart majeur d’un anonyme peintre de rue (on espère qu’il se signalera) associant dans une même ironique foulée (mais ironique en son sens étymologique dérivant de Socrate, ici largement dépassé) le tâtonnant joggeur contemporain sac au dos, tête dans des nuages de poète et mains dont découle du sang, celui apposé sur un mur rappelant les parois des grottes – et l’homme-dieu égyptien qui le suit comme son ombre à tête d’ibis : happée par Françoise Favretto photographe de l’éphémère, saisissante revuiste, et à laquelle (l’œuvre en déni d’ego) répond en quatrième de couverture, suspendu par ses pieds ou racines à une plaque de rue du sixième arrondissement de Paris, un organe digestif, composite et sensuel signé Ardif.

 

Les dix ans de L’intranquille célébrés par Julien Blaine en des vers capricants (« Pour le 10 / que dirais-tu ? / Et pour le dis /que 10 tu ? / le tu se tue / alors que 10 / est 20 cœur ») où les chiffres dispersent tout nombre d’or pour rétablir leur allégeance aux lettres.

 

De Khalid el Morabethi, marocain, la poésie hoquetée de minuscules en capitales (enchevêtrement qui caractérise tout le numéro, mais plus théâtral chez lui), tout en tentacules, titre de son prochain livre. « Désormais et systématiquement, je mange pour m’intégrer », écrit-il d’Oujda. (La cuisine marocaine est l’une des plus raffinées du monde, demandant des heures de préparation, utilisant de multiples épices, mobilisant à plein temps celle brèche-dents de la famille qu’on ne mariera jamais.)

 

De Caroline Andriot-Saillant le martèlement, sur les brisées mais sans le lyrisme de Carole Darricarrère, de mots anglais en beat à trois temps (« Dans la ville à sac / chante un corps insurrectionnel / a sheer rhyme that goes tumble tumble tumble dry / aux coutures qui craquent ») dans les interstices de son poème. Par ailleurs la vie réglée « entre ses amis et la famille », d’une enseignante en français.

 

Aux rives humaines de Delphine Evano, « des palangres pour la pêche aux hommes brochent sous l’eau des lumières ».

 

Dans le carrousel de Maud Bosser, l’enchaînement séquentiel, digressif bout à bout avec reprises de souffle, à l’instar de Ghérasim Luca sans son tragique latent, en brèves versifiées : « La sincérité / Sait se tromper parfois / Avec beaucoup de cœur // Rien n’est absurde au cœur / S’emballant de bonnes raisons // La somme des raisons / Mène à la certitude / Que le doute est permis ».

 

Entre autres idées courtes de Laurent Noël, opportunément à la suite, « Artiste, ce n’est pas un métier ; c’est un métier par artiste. » 

 

Mais aussi mais surtout, clou mais non clé de ce numéro, l’étude essai d’Isabelle D. Philippe Mélange des genres, sous-titrée grammatologie des incertitudes, où l’on découvre pêle-mêle que l’anglais [qui nous envahit] est beaucoup moins genré que le français ( I am in love with you identique pour l’un et l’autre sexe et l’entre-deux sexes), autant dire plus contemporain ; « autrice » définitivement préférable, elle m’a convaincu, à « auteur » ou « auteure », s’agissant d’un non vain ni vaine écrivain, par « respect […] de la règle grammaticale de formation du féminin des noms en – teur » ; ce dans un jeu de massacre du genre, tant celui qui distingue les sexes que celui qui permet de ranger les livres en librairie (« La littérature ne serait-elle pas, justement, le lieu scriptural, le théâtre existentiel de la confusion des genres. Mieux, du mélange des genres, qui n’est pas forcément confus. Ce dilemme du genre se pose-t-il aux hommes qui écrivent ? Connaissent-ils le trouble dans le genre ? »), le genre fouillé avec une soufflante érudition à l’aiguille étymologique dans la botte de foin des langues ; sans que toutefois n’effleure la tentation du prosimètre (déjà pratiqué par Pétrone), des miscellanées ni du sans genre sinon l’inclusif – il ne lui manque que d’être un essai-poème.

 

Un numéro d’un revigorant éclectisme. Quand le jeu des polices, la débauche de polices démultiplient, décadrent, cabrent les caractères, il gît ici et là un talent fou.

 

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