Solénoïde, Mircea Cărtărescu par Jacques Barbaut

Les Parutions

15 mars
2021

Solénoïde, Mircea Cărtărescu par Jacques Barbaut

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Solénoïde, Mircea Cărtărescuu

        Si « métaphysique » peut être entendu.e comme « au-delà de la physique », soit un territoire nébuleux où les contraintes de ses lois pures et dures ne s’appliquent plus, mais aussi comme questionnement vertigineux sur l’origine et la destinée — cosmiques ? chimiques ? chimériques ? fantastiques ? divines ? gnostiques ? mystiques ? karmiques ? — de l’homme, j’affirme tranquillement que la lecture de Solénoïde, de Mircea Cărtărescu, constitue bien — comme qui un jour a lu K. Dick ou Beckett, analogie, non comparaison une expérience d’ordre métaphysique.

        Itinéraire remémoré depuis la naissance (rupture d’avec le cordon ombilical et ligature de l’ombilic avec de la ficelle à paquet) d’un professeur ordinaire — débouté d’un cénacle poétique, n’écrivant dès lors que pour lui, « en pure perte » —, enseignant le roumain dans une école à la périphérie de Bucarest, soit « la ville la plus triste et désolante de la Terre », dans les années 80, sous le régime politique le plus absurde et le plus cynique jamais connu : « un univers de ruines et de dictature, un univers de peur, de faim, de sottise et de froid » ; mais un professeur anonyme qui a acheté par hasard — qui est l’autre nom pour « nécessité » — une maison déglingue en forme de navire bâtie avec un solénoïde enterré dans ses fondations créant un champ de force qui permet à son propriétaire de léviter à un mètre cinquante au-dessus de son lit — sensation que ressent exactement le lecteur de Solénoïde , ce qui facilite et enchante aussi les rapports sexuels avec Irina, sa collègue professeure de physique — j’ai bien écrit pour débuter : « métaphysique ».

        Professeur dont l’emplacement de la salle change avant chacun de ses cours à l’intérieur de l’école, obligeant celui-ci à ouvrir une à une les portes des couloirs pour retrouver sa classe — et surprendre chacun de ses collègues, face à une trentaine de faces éberluées, en proie à ses manies pour humilier, maltraiter, pour dresser l’enfant. Enfance par ailleurs magnifiquement restituée dans sa dimension fantastique lors du séjour que le narrateur effectue à neuf ans dans un préventorium, la description du vaste dortoir et de ses pensionnaires dormant et s’agitant sur trois rangées deux par deux, la pièce tout entière sentant le pipi et la transpiration, la vision de la Lune capable de les transformer en somnambules, les apparitions et les terreurs nocturnes, la découverte émerveillée de l’univers de la forêt, son sol élastique, par les petits Bucarestois, son éloge, sa luxuriance, jusqu’à la grosse pierre soulevée, la panique des fourmis que l’on dérange, les grosses larves blanches qui se tortillent, le déploiement du mille-pattes… et l’évasion furtive d’une araignée translucide.

        Pour qui veut se laisser embarquer dans ce prodigieux roman — maintes fois primé dans le monde entier, qualifié aussitôt de « chef-d’œuvre culte » et de « classique instantané », livre-monstre ou livre-monde qui aurait pu être écrit par Kafka ou Borges pour les uns, Lautréamont et Dostoïevski pour les autres, preuve s’il en était besoin de son inclassabilité, de son originalité, de son absolue singularité — d’un auteur (poète et romancier) que l’on dit « nobélisable », publié précédemment en France chez Denoël et P.O.L, professeur des universités de Bucarest et de Stuttgart, il lui faudra accepter de manifester aux côtés de la secte des piquetistes qui, à proximité des cimetières ou s’introduisant au cœur de la morgue centrale, munis de dérisoires pancartes en carton ou de simples papiers, protestent contre les accidents, les maladies, la souffrance, la douleur, l’agonie et la mort ; voyager au pays des acariens pour connaître de lintérieur l’anatomie des diverses pièces buccales de ces arachnides (un quart de la masse vivante sur terre est formé de leurs infimes petits organismes, comportant des centaines de milliers d’espèces) ; suivre les destins extraordinaires des cinq filles du grand logicien et philosophe George Boole (la première, Mary Ellen, épouse le mathématicien Hinton, le concepteur polygame de l’hypercube, tandis que la dernière, Ethel Lilian, romancière, épouse Wilfrid M. Voynich, le redécouvreur du fameux et ô combien mystérieux manuscrit), qui nous valent des pages aussi hallucinées que méthodiques tentant la description du tesseract — la recherche de la quatrième dimension équivaut en réalité à celle de « l’extase, la possession par un dieu, l’éclat aveuglant de satori » ; s’installer à de multiples reprises, sous la vaste coupole en verre d’un dispensaire sinistre, une bolge sans issue, sur un siège de dentiste pour des séances de torture éclairées par scialytiques, vos dents innervées triturées par des aiguilles, des crochets et des fraises, émail et pulpe volant en éclats, votre indicible souffrance alimentant les corps de moroï et de dhampirs assoiffés ; interpréter les chiffres, les signes, leur survenue, leurs répétitions, les effets de boucle (si tu croises trois femmes enceintes dans la même journée, y vois-tu un indice ? pas encore, mais si une quatrième te croise en te tendant ce mot froissé : «  À l’aide ! », sens-tu subitement la glace craquer sous tes pas tandis que tu plonges dans l’eau glacée, cherchant aussitôt comme un phoque un trou pour respirer ?).

        Quête de la beauté à un degré insupportable, à la limite du scandaleux, ou glissements incessants entre le réel le plus concret, souvent sordide, et le rêve, qu’il soit absurde ou merveilleux (ses degrés et modalités : énigmes, révélations, pressentiments, prémonitions, avertissements, présages, prophéties…), le rêve dans le rêve — leurs labyrinthes pluridimensionnels comme représentations des infinis ; galeries creusées menant de la bibliothèque du quartier au cauchemar majuscule, ses formes épileptoïdes, leurs rapts… Autant de trous de ver forant, fomentant d’invraisemblables passerelles… Autant d’atterrissages et de rétablissements en douceur…

        Traduit somptueusement par Laure Hinckel — « en 10 mois et 22 jours d’écriture », précise-t-elle sur « La part des anges », son journal de bord en ligne accompagnant sa traduction —, qui parsème le texte d’une multitude de mots rares (« caligynéphobie », « hésychaste », « tchernoziom »…) parce que les plus justes, Solénoïde — qui révèle « la gigantesque envergure de Mircea Cărtărescu sur la scène littéraire mondiale » — nous fait passer incessamment de la contemplation de la voûte céleste à la considération empathique envers le sarcopte de la gale, provoquant stupéfaction sur stupéfaction.

*   *   *

« Car la révélation, celle que tu ne reçois que de rares fois dans la vie, le rêve essentiel, plus vrai que la réalité, et seul tunnel ouvert dans la paroi du temps et par lequel tu pourrais t’évader, nest apportée que par la troisième sorte de rêves, le rêve suprême, le rêve d’évasion

« Il vient dune autre dimension et porte le nom dorama. C'est le rêve limpide, sans ambiguïté, car l’énigme, devenue hyperénigme, se dévoile à l’âme avec une limpidité hallucinante, sans ombres, comme une pyramide de cristal au milieu de notre esprit. Orama est le plan d’évasion que tu reçois dans ta cellule, grâce aux martèlements répétés dans un mur qui donne pourtant sur des dizaines de mètres de vide au-dessus de la mer. […] Tu reçois des instructions vitales dans une langue inconnue ou dans un code imperceptible par tes sens, et pourtant tu sais que là sont le chiffre et la réponse, et tu tefforces de les décrypter. Orama est une voix chuchotée, sans cordes vocales ni trajet phonateur, qui tappelle en pleine nuit par ton nom. » (chap. 37)

« Lart na de sens que sil est évasion. Sil naît du désespoir d’être prisonnier. […] Nous sommes détenus dans des prisons concentriques et multiples. Je suis prisonnier de mon esprit, qui est prisonnier de mon corps, qui est prisonnier du monde. Mon écriture est un réflexe de ma dignité, cest mon besoin de rechercher le monde promis par mon propre esprit, comme le parfum est la promesse de la rose. […] Je ne souffrirai pas quand mon manuscrit rencontrera le feu. Il nest pas un livre, et moins encore un roman : cest un plan d’évasion. » (chap. 43)

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