Asthmes, extrait (p. 49-50) par Sophie Maurer

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Asthmes, extrait (p. 49-50) par Sophie Maurer

  • Partager sur Facebook
Là, pour un temps, elle se disait, comme tant d'autres avant et avec elle, ça vaut le coup quand même, parfois il y en a un que tu aides un peu, ou deux, et juste ça, ça vaut le coup. La vérité livide, elle la voyait seulement quand il y en avait un qui y croyait vraiment parce qu'il venait de plus loin encore et qui n'y arrivait pas, la tête à l'envers, les fautes comme ça, énormes, et qui y croit, qui pense que non, les pentes habituelles, c'est pas pour lui, il est à l'université, ça va aller, et celui-là, comme ça ne va pas, on n'a pas le choix, on est obligé de lui dire, écoute, non, ça ne va pas aller, tu sais pour être avocat, il faut écrire bien, en tout cas un peu, le minimum, et toi là, avec ton écriture comme ça, tes fautes complètement folles, ça ne va pas pouvoir aller. Réfléchis, il n'y a pas un métier que tu aimes, même un peu, même pas beaucoup ? Et le regard alors, c'est à ça que chaque fois elle pense longtemps après, le regard quand d'un seul coup il comprend tout, qu'en fait si, les pentes, justement, c'est aussi pour lui et qu'il va devoir rejoindre ses frères après la traîtrise, dire bon, j'y ai cru et c'était idiot parce qu'évidemment ça ne pouvait pas marcher mais maintenant je sais qu'il y en a pour qui c'est possible et ceux-là il va falloir les haïr bien et longtemps pour que ça passe un peu, pour digérer et penser que ça va quand même.

Alors, voilà, ça, c'était la seule chose qui effaçait l'homme qui voulait qu'on lui mente et les tentations norvégiennes, oui, ce gamin-là ou un autre, il effaçait tout et elle savait que ce qui compte, ce n'est pas son cœur propre, et ses envies terribles, mais bien d'être là où le poing peut se serrer. Ce qui compte, c'est de rester, pour qu'il n'y ait pas à sa place un autre qui dirait j'enseigne à l'université et trouverait que les gens ne sont pas tellement impressionnés, ou qui au contraire n'oserait plus rien, vous savez l'université, on ne peut rien faire, c'est foutu, on est la risée à l'étranger. Elle ne pouvait rien de plus que ceux-là, mais du moins y croyait-elle encore, pour un temps qui sûrement ne durerait plus beaucoup. Elle savait aussi qu'elle tenait son illusion par orgueil, simplement pour ne pas céder devant ceux nés dans les livres et n'ayant jamais connu que ça, qui se savaient chez eux dans les salles crayeuses, en proie à la saoulerie de leurs propres mots, ceux exactement qui auraient craché sur son père ou qui, pire encore, l'auraient interrogé pour savoir ce que ça fait d'avoir vécu illettré, un pouilleux parmi d'autres dans le bidonville de Nanterre. Il fallait du coup rester, et dire au gamin tout est fait pour que tu rates sauf toi, tu en fais ce que tu veux. Si ce n'est pas ici que tu trouves, il y aura bien un endroit où tu sentiras que ça va, si tu veux bien ne pas lâcher et ne pas te dire bon tant pis.
Le commentaire de sitaudis.fr Dans ce premier roman, Sophie Maurer saisit de l'intérieur plusieurs "types" contemporains dans le même espace urbain, de la femme en quête d'amour à l'enfant battue en passant par le travailleur immigré et le militant ouvrier, la personne très âgée et la malade du cancer mais l'écriture ne les type ni ne les campe, l'écriture les comprend tous, elle les prend sur le tempo vif et mort d'une respiration qui leur est commune : celle des essouflés.

Seuil, coll. Fiction & cie (2007)
93 p.
12 €