Mamma Roma de Pier Paolo Pasolini (1962) par Marie Borel
Io, gattino peruviano accanto al gattone siamese,
ascoltavo con in tasca Auerbach.
j’ai trouvé cette phrase dans un texte de PPP
où il évoque sa première rencontre avec Fellini
(pour etel & stéphane)
TE SOUVIENS-TU DES COCHONS ?
non
pratiquement personne ne s’en souvient
(dans cette occurrence une exception)
je ne me souvenais pas des trois cochons dont une cochonne
c’est la première scène du film
une salle de noces extérieur intérieur jour
trois beaux cochons entrent (intuzzando) grognons effrayés désorientés
Pepe a un chapeau sur la tête Nicola un nœud à la queue
et Regina la dénaturée des jarretières
ils ressemblent à des condamnés à mort
une table en fer à cheval quarante convives
au milieu le marié Carmine noir comme la braise
et la mariée dans son voile blanc
autour la famille de péquenots
les collègues de l'époux tous des proxénètes
je me souvenais de la table de la dernière cène de Leonardo da Vinci
je me souvenais chaque plan avait une explication
et une origine lyrique
et que tout est plus figuratif que cinématographique
structure stylistique du désespoir
Anna Magnani est Mamma Roma
passé sordide quarante ans prostituée
struggle for survival dans l’Italie de l’après-guerre
marginale dépossédée dans le sous-prolétariat de Rome
Ettore son fils vit à la campagne chez les bouseux
elle vient le chercher
il a seize ans
je me souvenais de la joute oratoire
fior de gaggia fleur de sable fleur de menthe fior de cocuzza fleur de merde
et du rire de Mamma Roma
elle saute et danse
elle chante Rome et boit
je me souvenais de Carmine
Carmine celui par lequel le malheur arrive est arrivé arrivera
à la noce son sourire son regard et tout de lui le dit
je ne me souvenais pas du manège où Ettore disparaît
sur la petite place dans une lumière surréelle et tellement triste
cette lumière dominicale un peu funèbre sur la petite place et le manège
Ettore s’assoit dans un carrosse
le manège tourne une fois deux fois
Ettore a disparu
le visage de Mamma Roma se défait saisi d’une angoisse enfantine
Ettore a disparu de l’écran et de sa vie
elle l’aperçoit joie béate de Mamma Roma
il s’éloigne il chaparde un truc à l’étalage
adolescent noir allure de loup sauvage sa nuque étroite ses épaules maigres et agiles
croit-il encore aux miracles si oui ce ne sera pas pour longtemps
ce garçon a le vide autour de lui une vie de champs amorphes
à qui va-t-il faire la preuve de son existence
à un monde cruel idiot et vide un monde dont il n’a pas les instruments
pour le faire sien et le comprendre
je me souvenais de la démarche de Mamma Roma elle a mal aux pieds
dans ses chaussures à talons quand elle retrouve Ettore
et arpente les boulevards de nuit dans les deux plans longs
je me souvenais de ces étendues de maisons de ces quartiers désolés désolants
faubourgs romains construits par les facistes
comme des camps de concentration pour les pauvres
des nuages ennuyeux sans avenir sans pluie
arides inertes (ils couvrent le soleil)
des passages sous des arches à chaque étape du destin de Ettore
je me souvenais de paysages dans une lumière acerbe et ardente
del mercato di Cecafumo la garbatella les murs de San Sebastiano
les arches de l’aqueduc
un mur couvert d’un vert touffu intriqué presque noir
envahi de soleil dans la violence du contre-jour
et toutes les feuilles au milieu de ce noir
scintillant comme du métal
trois états différents de lumière dans le vert des bosquets
toujours ce soleil cadavérique et en même temps heureux
je me souvenais Ettore au travail le plateau sur la main
heureux et dansant à la terrasse du café dans le Trastevere
son sourire radieux dans cet instant
je ne me souvenais pas du traquenard pour faire chanter le vieux bourgeois
(sa fille est difforme)
mais je me souvenais de l’arrivée de la famille dans l’église le père la mère
la grosse fille ratée et la tête du curé
et de l’amie de Mamma Roma la blonde au sourire généreux
je me souvenais des deux visites au curé
et ce que dit le curé
chacun à sa place
et ton fils à la sienne
je me souvenais de Bruna de l’enfant malade (le sien ?)
et de la médaille offerte par Ettore
je me souvenais des deux arrivées de Carmine dans la vie de Mamma Roma
et sa rencontre avec Ettore insouciant (il joue au foot)
tout va basculer
je me souvenais Ettore et sa mère sur la motocicletta
tiens-moi fort dans le grand virage de la route
je me souvenais comme tout va très vite vers la mort de Ettore
la fièvre le prend vers la fin du film
il est exclu par ses amis il est seul
on peut difficilement être plus seul
sa fièvre dit toute la différence entre lui et les autres
il aimerait appartenir et croire en quelqu’un
il y a quelque chose de funèbre dans la peau du monde
ils construisent des maisons des rues
les visages amis les vêtements l’entourent comme une planète déserte inhabitée superposition de vide sur le vide
tout le monde se souvient de la crucifixion
lamentation on a dead body de Mantegna
je me souvenais que ce film était écrit que tout était prévu
Pasolini a tout en tête avant de tourner
après vient la codification prosodie restrictive du montage
il voit les acteurs comme ils sont
sans trucs avec leurs visages vrais
dans les moments les plus tragiques et douloureux du film
Paso aime les plans brefs
les premiers plans et les mouvements élémentaires
nuance après nuance de passage minime en passage minime
dans tous les détails intimes de l’expression
son travail consiste à cueillir les sentiments les passages
toute la psychologie du personnage dans un seul moment culminant absolu et arrêté
réaliste jusqu’à l’exaspération
mais la spontanéité le naturel ne l’intéressent pas
je me souvenais de l’absence de passages intermédiaires
je me souvenais que le narrateur du film son auteur avait un sens aigu de l’exclusion
c’est ce qu’il voit en premier
il ne la supporte pas
(il a du mal à tutoyer un chien)
je me souvenais ce blanc trop blanc exacerbé
sur une couche double de misère
la misère historique des bourgades
et la misère préhistorique de ses ossements de pierres
ce soleil mélange de mort et de vie de bonheur et de deuil
Paso donne aux plans qu’il éclaire d'une manière particulière
un quelque chose de profondément irréel la couleur âpre écarlate des cerises
comme si elles s’étaient diffusées dans l’atmosphère
herbe sèche et trop touffue
ces personnages souffrants
à jeun et dans le même temps pleins de santé
comme mystérieusement pénétrés de cette couleur écarlate
Ettore ne voit pas qu'il a sombré dans la blancheur du soleil
le soleil poétique des mémoires d’un matin disparu
Pier Paolo Pasolini est linguiste et poète
je me souvenais d’éléments techniques extrêmement apparents
soit par leur présence soit par leur absence
jamais quelqu’un n’entre et ne sort du plan
pas de mouvements de caméra sinueux impressionnistes
rarement des premiers plans de profil
ou s’il y en a les personnes bougent
le reste le hors-champ du cadre de Pasolini
est là même si invisible
Narcisse heureux pour lui-même et malheureux pour le monde
le miroir infini de l’extérieur
je me souvenais du tango
Ettore un peu maladroit mal à l’aise tombe et entraîne sa mère dans sa chute
il regarde brièvement la caméra sourit timidement
Pasolini ne coupe pas la scène
il ne fait pas d’autre prise
(Ettore ira vendre le disque au marché où tout se vend)
Paso a en tête une vision
il vit visuellement dans les fresques de Masaccio de Giotto
les peintres qu’il aime le plus avec certains maniéristes
il ne conçoit pas d’images paysages
Il n’y a pas de composition ailleurs que dans sa passion picturale initiale du
quatorzième siècle où l’homme est le centre de toute perspective
quand ses images sont en mouvement elles le sont un peu comme si l’objectif
se déplaçait au-dessus d’elles à l’intérieur d’un cadre
le fond conçu comme un cadre un scénario
agrandi toujours frontalement
premier plan contre premier plan
travelling avant contre travelling arrière
rythmes réguliers possiblement ternaires
pas d’amoncellement de chevauchement d’enchevêtrement
de premiers plans et de champ loin
les personnages sont arrêtés et ils regardent
ils tournent le regard pour voir les détails
la caméra bouge sur le fond et les personnages sont immobiles
profondément dans le clair-obscur
contre les arêtes couleur poumon des maisons de Cecafumo
avec ses bancs en désagrégation
au milieu des pieds de chevalets renversés et trempés
contre le ciel de l’acqueduc
l'image sur la route jamais démentie de Masaccio
dans une étrange fusion de finesse et de taille
les jardins de Gethsémani les déserts les ciels assombris
aucun plan ne peut commencer sur le paysage vide
au fond faire du cinéma est une question de soleil
et il y a au moins deux soleils dans la météo de Pasolini
d’ailleurs à la prochaine ombrelle il hurle
je me souvenais du corbeau mais c’est dans un autre film
Paris-Lisboà octobre 2012