Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine par Tristan Hordé

Les Parutions

02 oct.
2023

Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine par Tristan Hordé

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Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine

On ne lit plus beaucoup les "classiques" dans les lieux qui ont vocation à les faire connaître et aimer, l’école, le lycée, l’université. Sauf à y être encore obligé pour un concours, parfois un examen ; au fil du temps, ils sont devenus illisibles pour la plupart des lecteurs. Ouvrir La Fontaine ou Racine (n’évoquons pas Ronsard ou Rabelais, qu’il faut « traduire ») implique de comprendre que la langue, comme tout ce qui fait la vie, a changé. Le comprendre devrait / pourrait entraîner le choix de l’effort — comme en demande la lecture d’un écrivain contemporain, Pierre-Yves Soucy ou Esther Tellermann — sachant que toute édition d’un écrivain du passé est aujourd’hui (quand elle est bien faite) assortie de notes. La publication d’un large choix de poésies d’Antoinette Deshoulières (1638-1694) est un modèle du genre ; l’éditrice, Sophie Tonolo, connaît fort bien l’ensemble de la poésie du XVIIe siècle et aplanit toutes les difficultés de lecture : elle a modernisé la graphie, éclairci dans des notes simples le sens de mots disparus (hoirie) ou dont l’usage est autre (cabinet), expliqué ce qu’est un madrigal ou une élégie, remis en mémoire des données historiques (qui était Charles Quint ?), etc. Bref, on ne se plaindra pas de l’abondance des notes, même si quelques esprits chagrins, qui ne voient midi qu’à leur porte, trouveront inutile d’indiquer que « les trois fatales Sœurs » (p. 42) désignent les Moires ou Parques, Clotho, Lachésis et Atropos. Tout cet appareil, que l’on n’a pas à consulter systématiquement, facilite la lecture d’« une grande voix de la poésie française du XVIIe siècle injustement et inexplicablement oubliée. », comme la présente, justement, le site des éditions Gallimard.

 

On n’approuve pas l’idée que l’oubli de telle ou telle poète est inexplicable, mais il faudrait, il faudra écrire autrement l’histoire de la littérature, expliquer pourquoi tant d’écrits de femmes n’ont pas été publiés, et ceux qui l’ont été souvent "oubliés" aujourd’hui. Nous n’en sommes heureusement pas là et l’on se réjouit de l’abondance des noms de femmes au rayon "poésie" — l’anthologie personnelle de poètes femmes qu’a proposée Marie de Quatrebarbes, Madame tout le monde (Le corridor bleu, 2022) n’aurait pas été possible en 1980, par exemple. Antoinette Deshoulières, elle, a écrit pendant plus de trente ans et maîtrisé les genres poétiques de l’époque, du simple rondeau à l’élégie. Dans les cinq ensembles de cette anthologie, seul un groupement s’attache à des formes (2. Chansons, ballades, rondeaux), les autres sont thématiques (1. Être femme, 3. La plume à la patte, 4. Dans le monde, 5. Penser et combattre).

Contrairement à des idées reçues, le féminisme n’est pas né avec les Pussy Riot ou avec #metoo ; même si la voix d’Antoinette Deshoulières n’a pas fait bouger les pratiques masculines de son époque, elle a dû être entendue, au moins par d’autres femmes. L’ensemble "Être femme" est sans doute le plus surprenant pour le lecteur, qui a ri sans se poser de questions à la lecture des Femmes savantes de Molière — les femmes (celles qui avaient étudié et avaient des loisirs) étaient donc de vilaines pédantes ! Dans une Épître chagrine à Mademoiselle ***, Antoinette Deshoulières fait entendre un autre point de vue ; une femme veut-elle « devenir savante » ? Elle s’expose à toutes les moqueries dans une société où « Personne ne lit pour apprendre, / On ne lit que pour critiquer » :

            Pourrez-vous supporter qu’un fat de qualité
            Qui sait à peine lire, et qu’un caprice guide,
                      De tous vos ouvrages décide ?

Si vous allez à la Cour, vous saurez vite que « l’air qu’on y respire / Est mortel pour les Gens qui se mêlent d’écrire ». L’auteure accumule les arguments pour décourager la jeune femme, terminant en livrant son expérience malheureuse,

            J’ai su faire des vers avant que de connaître
            Les chagrins attachés à ce maudit talent.

 

Antoinette Deshoulières parlait d’expérience puisque, sans être fortunée, elle a publié ses œuvres et a, en partie, subvenu à ses besoins de cette manière. Si elle n’a pas hésité à tourner le compliment pour obtenir des faveurs, en l’occurrence des subsides, elle a aussi attaqué dans ses vers le comportement des hommes vis-à-vis des femmes ; et l’on constate (sans joie) que peu de choses ont changé. Comment les jeunes gens regardent-ils les femmes ? « Quand ils ne nous font pas une incivilité, / Il semble qu’ils nous fassent une grâce. » Dès qu’il a obtenu les faveurs d’une femme, un homme en cherche une autre, « inconstant / comme tous les autres hommes », et il se comporte selon une règle commune, répétée dans chaque strophe et dans l’envoi d’une ballade, « Tous les hommes sont trompeurs. » Nous ne sommes plus dans la Carte du Tendre, pense-t-elle, nous vivons « Dans un siècle où l’Amour n’est que dans les chansons. »

 

On accumulerait les citations qui prouvent la lucidité d’Antoinette Deshoulières qui a su analyser ses observations. Parfois elle paraît naïve au lecteur de 2023 dans ses vers de moraliste proches de La Rochefoucauld : nous savons bien qu’il n’y a pas lieu de « s’applaudir d’être belle » puisqu’on « a peu de temps à l’être / Et longtemps à ne l’être plus » ; mais qui sait aujourd’hui regarder la mort « sans changer de visage » ? D’autres poèmes, relatifs à la vie « dans le monde », disent beaucoup à propos des mœurs des puissants de l’époque, des comportements d’une classe qui s’est longtemps imaginée au-dessus de tout ; l’auteure ne relève évidemment pas de front leur nuisance et flatte le roi ou Madame de Maintenon, comme d’autres l’ont fait. Elle prouve dans d’autres poèmes une fantaisie acide qui n’a pas trop vieilli : elle donne la parole à plusieurs chats — comme les hommes le feraient — qui tentent de séduire sa chatte Grisette,  mais celle-ci semble suivre les conseils de sa maîtresse et ne s’en laisse pas conter, proposant dans le meilleur des cas son amitié.

 

Reste à souhaiter que d’autres écrivaines (en vers ou en prose) soient sorties des bibliothèques ou des éditions savantes souvent coûteuses, où elles sont aujourd’hui reléguées. Il est certain qu’elles trouveront des lecteurs : la misogynie n’a certes pas disparu, mais la manière d’accueillir les œuvres des femmes a changé et un retour en arrière peu probable (croisons les doigts !).

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