Attendu que, de Layli Long Soldier par Christophe Stolowicki

Les Parutions

15 nov.
2020

Attendu que, de Layli Long Soldier par Christophe Stolowicki

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Attendu que, de Layli Long Soldier

 

« Maintenant / faire de la place dans la bouche / pour lesherbeslesherbeslesherbes »,  un enclenchement litanique installé d’entrée. C’est un premier ouvrage (Whereas, 2017) d’une jeune auteure, il frappe sa cible imparablement.

Faut-il être aussi rudement privé de territoire et basculé de monde que les Indiens d’Amérique pour que la poésie s’avère comme une arme de guerre de prime pleine langue, plutôt que comme un repaire à touristes ? D’une puissance analogue au poing dans la bouche (2004), de Georges-Arthur Goldschmidt, un juif dont la langue qui le constitue est celle des nazis, il peut devenir un livre national pour les Indiens comme l’œuvre de Joyce pour les Irlandais, celle de Gombrowicz pour les Polonais, une référence pour tout peuple sous la botte. Mais pour un peuple premier (je pense aux Sâmes de Norvège, nomades à ne pas confondre avec les Inuits, chantés par Risten Sokki dans Retordre retordre les fibres du tissu ancestral, 2020) – avec tout ce que la notion d’art premier recèle – tout le plus prosaïque tourne au poème, celui qui arrache la gorge, toutes ses formes versifiées se succédant ici à l’emporte-pièce comme dans un champ de mines – de poésie tertiaire, énième.

Le patronyme déjà un cri de guerre, et autrement plus sérieux que taureau assis et autres fadaises de notre enfance.

« Quand cela vit au passé, on dira ce n’était pas Corne rouge non plus […] // Parce que traîner change à partir du moment où l’on en parle au passé […] cela commence quand un homme est attaché, commence également avec une première traction [...] / cela commence avec sa tête sur le sol et ses cheveux dénoués […] / Puis un coup sec pour commencer avec glissade, cela commence par sa peau et son scalp – / commence par une ouverture un accroc, de rouge à rose / au blanc précieux ; après commence ce qui est / son crâne, la luisance d’une étoile / sur l’os. »

Scalpé : traditionnellement privé du paradis où le Grand Esprit entraîne le guerrier mort par les cheveux. 

Invention d’un cut up en diagonale sur son socle qui se dérobe, et sa portée de vers tronqués. Un asyntaxique « C’est comme ça que tu me vois l’espace dans lequel me placer » déploie sur les quatre côtés d’un carré des variantes de je vous aime belle marquise quand le territoire fait défaut. Une sophistication intellectuelle au secours de la rudesse ancestrale (« je cogite / m’accorde aux termes de pré / valence de stand / ards / d’accept / abilité / d’énonci / ation »). Un bouillonnement de la poésie contemporaine la plus pointue qu’à « secouer la morte » une froideur démène. Dans l’écartèlement maximal, à des années lumière des mythes encore vivants.

« Alors défamiliarise ton écriture, quelqu’un dit d’accord […] Je mâchonne à des obsèques et. Je grignote la pulpe de mes doigts. […] Je marche vers le banc de devant pour faire une remarque salace. » De tous les mots qui n’existent pas dans sa langue prénatale et dont l’absence dessèche sa langue d’écriture, une violence, une dérision méticuleuses s’inscrivent à distance au plus serré. Tout l’indo-européen en sa syntaxe sa ponctuation bascule dans l’absence, dans le sarcasme. Dans « Tókhah’a? /  – perdre, subir une perte, être parti, perdu […] Tókhah’an, ce démonte-pneu pour l’œil. » Dans « la douleur méta-locutoire » d’être « pauvre en langue », une  poésie viscéralement lacunaire.

Par le corps seul par qui tout transite vient le salut : « Si je suis transformée par le langage, je suis souvent / accroupie dans les notes en bas de page ou flamboyante dans le titre. »

Après cette touffue préparation d’artillerie des limbes creusant dans l’aède un hiatus, tâtant la profonde blessure à son flanc, réparant tant bien que maille à partir tant d’embuscades avortées d’une guerre perdue, archi-perdue de vue – d’attendu en attendu, de point-virgule en point-virgule, ce qui virgule le point pouvant englober des paragraphes et inclure un poème, dans une liberté, variété syntaxique et parataxique qu’anacoluthe rend faiblement, peut s’élancer le long poème éponyme attendu que, prosaïque, juridique, politique, le réquisitoire intériorisé qui, en réponse aux excuses du gouvernement américain aux Indiens d’avril 2009, tout en euphémismes pour un génocide, ne s’adressant pas à eux, promesses de réparation restées lettre morte (aussi symboliques que la repentance envers les juifs des évêques de France), a fait le succès du livre aux Etats-Unis : un anti-poème. Ou le chemin tout en détournements de la poésie contemporaine la plus obtuse, la plus aiguë.

« Qu’est-ce que c’est de désirer l’absence de rien ? »   

Ici l’entre-deux langues (« Que savais-je de notre langage sinon des bribes ? ») est un entre-deux plaques tectoniques, une fosse océane, un abîme dont remontent les mises en abyme vitales. De ce livre on sort descellé.  

Rien n’est plus difficile que de traduire d’américain en français ce qui de lakota perdu en américain désinvesti s’affiche, s’énonce comme l’intraduisible, et d’en rendre le démembrement syntaxique. Le tour de force de Béatrice Machet.

En couverture une ombre de tipi aplati par l’absence de perspective(s), maculé d’encre et d’un reste de sang.

 

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