Aujourd'hui tome [Gudrum, Gudrum] deux, de Dominique Meens [Miguel Donoso Pareja] par Guillaume Condello

Les Parutions

13 oct.
2012

Aujourd'hui tome [Gudrum, Gudrum] deux, de Dominique Meens [Miguel Donoso Pareja] par Guillaume Condello

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Le labyrinthe et le cadavre

 

            Depuis la plage, jusqu’aux pieds de la cité de Minos, monte le murmure continué de la mer : Gudrum, Gudrum. Pendant ce temps, le cadavre de la poésie, qui n’en finit pas de pourrir, sur la sable désert déjà, y continue de marmonner, de ronronner, pour combien de temps encore. Il pourrait en être du livre de Dominique Meens comme d’un labyrinthe crétois : son entrée est aussi sa sortie, et si l’on y multiplie les faux départs, le chemin qui s’y fraie jusqu’à son centre introuvable est aussi celui qui tente d’en sortir – puisqu’il s’agit, encore et toujours, de littérature, de poésie. Voilà le problème de D.M. : comment s’en sortir, maintenant qu’elle agonise bouche ouverte sur le sable ?

           

            Mais la sortie du labyrinthe suppose d’en multiplier la complexité ; et d’abord en multipliant les histoires, les personnages, les impasses et les détours. Il s’agit d’aggraver le feuilletage du faux et du vrai, qui caractérise la fiction :

« Là, notre ami (D.M., puisque c’est Donoso Pareja qui parle, ventriloqué par D.M.) souhaite que le désordre du faux vrai soit porté au plus haut degré, que les auteurs réels interviennent comme fictions et vice versa. La question de l’authenticité des faits comme de ceux qui les décrivent s’en trouve comme écartée, sinon éliminée. Que tel ou tel fait soit prouvé ne lui ajoute rien, quand (sic) au livre »  (p.221)

Qu’on en juge : Miguel Donoso Pareja, Danièle Mémoire, Claude Ollier, Matisse Andrea Gomez, Valentine Mérac, John Adams, Gebril Ben Ali, Harold Peterson, Jan de Weck, etc. la liste des personnages dans lesquels se dissout l’auteur et la fonction qui lui est rattachée est bien longue, et bien entendu encore ouverte. Car il s’agit aussi bien de détruire la fonction auteur, ou du moins de se méfier de ses prestiges et séductions, notamment pour le narcissisme mesquin auquel elle sert d’alibi – plus loin encore, pour ce qu’elle suppose de régulation de la parole dans l’espace de sa diffusion[1].

           

            Une école de Puerto Lopez, ainsi qu’une internationale disparatiste, dont il est le seul membre, ou le membre fondateur, s’annexe ainsi un certain nombre d’auteurs (dont certains ne savent pas qu’ils en sont), et complote on ne sait quel secret projet – ambitieux, cela va sans dire. Un mouvement fictif, mais cela n’a pas d’importance ; car dans un monde où les relations humaines sont une variable économique, voire une « ressource », à gérer, le faux de la fiction recèle des puissances subversives auxquelles Domnique Meens veut encore croire :

« « Fiction » n’a pas à être opposé à « authenticité ». La fiction s’opposait au faux, elle s’oppose aujourd’hui je dors à ce que produit sans faillir l’organisation policée de nos sots rapports, le vrai faux : l’authentique transformation de notre planète en décharge à ciel ouvertement pollué. La fiction réalise le faux vrai, c’est pourquoi elle est si rare, pourquoi elle se trouve aujourd’hui qui se refuse à rêver, aujourd’hui très éveillé à coups de trique, interdite : censurée ou épaissie » (p.195)

            Il y a donc un projet que l’on pourrait dire politique dans le « livre » de Meens – et en ce sens la référence, mi-ironique, mi-nostalgique, à l’internationale situationniste[2], et à leur projet de dépassement de l’art par la politique, est très significative ici. Il ne s’agit donc pas uniquement de donner quelques coups de pieds au cadavre moribond de  la poésie contemporaine (« Gisèle ») – même si Dominique Meens y prend visiblement un plaisir certain, parfois prolongé – mais bien de la « retremper ». Retremper : fondre, faire fondre les éléments de la tradition pour lui donner une nouvelle forme, une nouvelle force.

            Retremper les genres, d’abord, en multipliant les cadres au sein de ce livre inqualifiable : théâtre, roman (épistolaire ou non), essai, nouvelle, D.M. diffracte son propos pour mieux le ressaisir dans une forme qu’en bon disparatiste il pratiquait déjà sans le savoir, puisqu’il en attribue l’invention à Danièle Mémoire[3]. S’invente ainsi le dorman ou orman, une sorte de roman qui éclate de toutes parts, qui joue du faux et du vrai pour les faire se contaminer sans cesse, progressant par ajouts successifs internes : un objet à progression fractale. C’est aussi sans doute l’occasion de retremper les affects, passions et émotions dont la tradition nous a légué des représentations figées – stéréotypes, clichés.

            Retremper la langue enfin, pour lui donner la capacité à dire autre chose que ce que celle de la domination veut hurler sans cesse à nos oreilles lasses ; et c’est dans les incertitudes des considérations étymologiques, des néologismes faussement pédants, dans les brèches ouvertes par les jeux de mots et les lapsi que D.M. va trouver de quoi refondre la langue poétique : « Attroupez-vous qu’on vous informe, hurle la domination ? La musique pourra beugler, le journaliste brailler, le lapsus aura toujours cours » (p. 148.). C’est ainsi dans les failles de la langue « officielle », contre l’usage journalistique et marchand du langage[4], que la langue nouvelle pourra construire ses capacités à présenter une autre réalité.

 

            A la fin, et grâce à cela, il serait possible de sortir du labyrinthe ; c’est du faux vrai que peut sortir une nouvelle appréhension du réel, une nouvelle manière de le dire ou de le traduire, en vérité :

« C’était donc vrai : vrai que le plus proche est le plus lointain ; vrai que l’écrit est traduit ; vrai que l’un n’exclut pas l’autre ; vrai qu’il est possible de sortir du labyrinthe de la falsification, avec le faux vrai pour fil d’Ariane.

Ce qu’il fallait démontrer. » (p.484)

 

            Sur la plage les poètes, quant à eux, pourront continuer à observer la mer ressasser son murmure :

« Vous avez vu des cargos sombrer, des marins soûls, des oiseaux en rut. Et toutes ces images troublées, divisées, séparées, éparpillées, illisibles laisses de mer. Une vie devenue charpie ne se laisse plus vivre que par bribes, avec la mémoire pour en égrener les rares éclats : sur la division du sujet l’écrasement contemporain du singulier. Retournez-y, dès lors, sur la plage, arpentez-la encore, une fois de plus, dans les traces à peu près d’autres déjà venus ou à venir. Allez-y, remuez ce peu que l’écraseur et son coup de talon vous ont laissé, remuez discrètement la langue dans votre bouche, remuez-vous, soyez poètes. » (p.481)

           

            Reste à savoir si l’on peut si facilement sortir du labyrinthe que la poésie dessine sans cesse sous les pieds de ceux qui veulent en sortir (et pour aller où ?), s’il lui est une autre tâche que celle d’inventer une autre langue, pour dire autre chose.



[1] Cf. Michel Foucault, L’ordre du discours, NRF Gallimard.

[2] Leurs « Notes éditoriales » le montrent, où Debord et ses camarades partent du constat de l’échec pratique du surréalisme, afin de poser la nécessité d’une sortie hors de l’art pour une action politique plus efficace. Cf. Internationale Situationniste, Libraire Arthème Fayard, 1997, p.3 sqq.

[3] Cf. son Corpus, dont les différents volumes sont publiés depuis quelques années chez P.O.L.

[4] La fameuse monnaie d’échange que Mallarmé déjà dénonçait.

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