La plus grande aberration de Suzanne Doppelt par Guillaume Condello

Les Parutions

17 mai
2012

La plus grande aberration de Suzanne Doppelt par Guillaume Condello

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Le prisme du temps




   En 1495 un peintre, sans doute Jacopo de’ Barbari, mit la touche finale à un tableau connu sous le titre de Portrait de Luca Pacioli et de son élève Guidobaldo da Montefeltro, Duc d’Urbino. De quoi s’agit-il ?

   « il s’agit d’un homme grandeur nature habillé en moine franciscain qui contemple des vérités mathématiques par les mêmes mouvements des doigts et le souffle de sa bouche, muette, une machine dans ses moindres parties, à remonter le temps, aussi raide qu’une armure, son corps est branché sur l’atmosphère et sa pensée sur la matière, qui ne manque pas de propriétés. Qu’il capte et enregistre, une surface enchantée – avec cette figure lunaire, pour faire revenir son grand absent d’alexandrie, comment les choses manquantes imposent leur présence, luca a le goût des études nocturnes, il sait bâtir et mesurer, ce pourquoi euclide n’oublierai, la maturité calme et un petit air irrésolu et triste. »

   Au centre fuyant de la méditation délirante dans les méandres de laquelle Suzanne Doppelt nous conduit, il y a avant tout la figure, emblématique d’un certain rapport entre le savoir et la vie, de Luca Pacioli. Mathématicien et moine franciscain, ce personnage ouvre la voie à une conception géométrique du monde qui fera long feu1, et témoigne d’une pratique de l’étude qui est liée à la foi : connaître les vérités éternelles pour connaître Dieu, en somme.

   Et si Suzanne Doppelt tourne, en des orbites irrégulières, autour de cette figure, c’est qu’elle est emblématique de cette géométrisation du monde, fondatrice de la science moderne, qu’Husserl dénoncera comme oubli du monde vécu2. Mais la langue de l’auteur est ici plus ambiguë – ou plus subtile : Luca Pacioli n’est pas (uniquement) le mathématicien qui plie le réel aux règles de la divine proportion, c’est aussi le savant qui contemple, en une transe qui le laisse immobile – car dangereuse ? – les vérités éternelles et comme désincarnées :

   « il considère les aberrations, lit en bas dans les entrailles et en haut dans les astres, il est un sacré médecin et aussi un aiguilleur du ciel. Le monde s’y voit, tantôt d’une façon volontiers d’une autre et les choses sont des nombres, il devine tous ceux à venir dont les 13 effets de plus en plus merveilleux de la sublime mesure, dans cette forme qui hante l’espace, une boule, une bulle, un double bol, une goutte d’eau ou un miroir bombé, il ne faut jamais oublier les attraits inquiétants de la géométrie »

   Savant et mystique donc – savant, donc mystique. C’est que le savoir géométrique nous met directement en rapport avec le tout. Et ici, sur les quelques pages que feuillette d’un air distrait le personnage du tableau, sur la forme de verre suspendue à sa droite, c’est le cosmos qui vient se refléter, même si c’est au prix de la perte d’une texture plus concrète du réel, de ses couleurs. Le savant lit sur ses tables d’aberration la position des planètes, et médite au passage sur la nature de la lumière, mais en perd la vision des couleurs changeantes dont se pare le monde sensible. Sans doute aussi est-ce la raison pour laquelle les images jouent ici un rôle important. Comme à son habitude, Doppelt accompagne son texte d’images pour les faire dialoguer avec la parole qui coule. Et ces images sont elles-mêmes des dialogues (avec le tableau cité, avec d’autres éléments de la tradition, etc.). Il y a donc un jeu délibéré sur la lumière et l’image, que le texte explore par des biais particulier, et que l’ajout de photographies permet de diffracter dans de plus nombreuses directions.

   La plus grande aberration n’est donc pas uniquement celle que les astronomes peuvent calculer grâce à leurs tables ; c’est avant tout celle qui consiste à construire un monde d’idéalité pure, auquel la nature aurait à se conformer. Et le texte de Doppelt est ainsi une méditation à plusieurs niveaux ou strates, prise dans le flux de la lumière, celle des astres comme celle réfléchie par la surface du tableau, celle qui traverse l’esprit connaissant, ou encore celle du spectateur qui se laisse porter par des images matricielles lors de la contemplation de l’image. La plus grande aberration fonctionne donc comme la mise en jeu de plusieurs histoires, de plusieurs fils de méditation. C’est d’abord le thème du tableau, les rapports qui y sont établis entre le monde temporel et le monde spirituel. Mais c’est aussi ce tableau lui-même, ce cartel partiellement masqué par une mouche en trompe-l’œil, et toutes les incertitudes concernant la paternité de cette œuvre, concernant aussi les personnages qui s’y trouvent représentés, etc. La peinture est ainsi la matière, toute parcourue de failles, de manques, dans les creux desquels la phrase coulante de Doppelt va pouvoir se glisser rapidement, magma sur les pentes du volcan. C’est pourquoi aussi, on pourra voir apparaître, dans cette lave véloce, des concrétions de la tradition philosophique, que l’auteur a d’ailleurs enseignée : on retrouvera Aristote ou Platon et le philosophe contemplant le Beau et le Bien, Descartes et ses tourbillons, son arbre du savoir, Husserl, Héraclite même, sans doute, etc. Les différentes strates de la tradition et des temps se superposent, se télescopent, dans un grand flux de mots qui tournent, tournent et affirment la contemporanéité, sub specie aeternitatis, des recherches mathématiques, le retour d’Euclide (sans majuscule ici, comme tous les noms de personnages, comme pour affirmer un principe de désindividualisation, de dé-singularisation des individus dans le savoir éternel ?), le grand tourbillon qui unit les multiples couches de temps – la disparition du temps dans l’éternité de l’idéalité pure, flottant sur le fond noir du tableau, ce grand prisme du temps – fissuré ? – que contemple Luca.


1 Cf. quelques années plus tard Galilée dans L’Essayeur (1623), puis Descartes, etc.
2 Husserl, La crise des science européennes et la phénoménologie transcendantale, rédigé en 1935/36.

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