Cabine double de Bruno Fern par Dominique Quélen

Les Parutions

18 mai
2009

Cabine double de Bruno Fern par Dominique Quélen

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Saine entreprise que celle de dégripper la langue en ces temps porcins. C'est ce à quoi s'attelle Bruno Fern depuis ses 111 points de contrôle (Voix éditions, 2007), par fragments toujours précis. Il le fait en douce et en provoquant des dérèglements de toutes sortes, comme le plombier subversif de Brazil.
Dérégler les sens, beaucoup s'y sont employés et s'y emploient encore. Une certaine communauté de langue unit l'auteur à ceux qu'il cite dans le corps de son texte. Qu'est-ce qui peut alors faire la singularité de sa voix ? C'est sans doute la tension qu'il instaure entre le ramassé de la forme et la prolifération joyeuse du cut-up (ou la mise en pratique de l'adage mallarméen : toujours couper le début et la fin de ce qu'on écrit). Moins une tension qu'un écartèlement où, sans jamais se laisser déborder par le procédé, il reste froid et minutieux, desserrant (car il convient de mettre du jeu) ou resserrant ici tel boulon, là telle vis comica.
Car effet comique il y a. Il surgit d'abord d'un manque. Ce sont par exemple des prédicats sans thèmes - « de quoi s'y tenir la langue » (p.23) - ou simplement ambigus et féminins, dès l'entame : « l'oblige à regarder à entrer » (p.11), ou encore :

la force l'emporte pièce
par pièce le morceau la
soulève le tissu qui s'interpose la syntaxe à rebrousse
poil sans laquelle la pâleur ne fait qu'accroître
la rage l'arrache
à ses pensées l'y replonge illico faisant ployer la nuque (p.11)

Il faut la faire mouiller la machine,
chantait Bashung. Aussi B.F. huile-t-il et soigne-t-il les « mots de liaison » (p.22), les « connecteurs (p.23), les « points d'attache » (p.48), et n'hésite pas à faire donner et rendre la langue pour que tout soit en mouvement. Par tout, on entend cette absence que l'écriture fait surgir et qui emplit l'espace du poème.
En même temps, ce sont des « miniatures » (p.40), des « perles serties » (p.41). On les verrait bien orner les lames de tel éventail symboliste. Chacune est un « bibelot entre les cuisses une expérience sans inanité » (p.15), « an exciting game murmure bijou » (p.21). Bijoux indiscrets mais aussi dans l'acception linguistique, non séparés : cabine double. A quoi l'écriture spermatique de B.F., « d'un seul jet sonore » (p.46), ajoute ironiquement, méthodiquement, on ne sait quoi d'interruptus. Car en poésie aussi, sans doute, la bêtise consiste à vouloir conclure.
Le corps se joue en ses bijoux, en sa nudité. Lutte charnelle, acharnée, décharnée, où l'on est « fouillée de fond / en comble » (p.22), « [fouaillée] jusqu'au sens » (p.14). B.F. n'hésite pas à aller chercher le poncif pour le poncer et le limer. Parfois même - friandise - il en remonte deux d'un coup : « mon petit doigt me dit qu'on n'a pas encore touché le fond » (p.45). La langue - ou ce qu'elle désigne ici... - est « enfilée / comme perle » (p.50) et plus rien ne sépare le mot de la chose, scotchés l'un à l'autre et en tirant une jouissance à la fois rigoureuse, joyeuse et précieuse :

dans l'intimité latérale d'un long Et caetera (P.V.) glissent
des chaussures à noirs
lacets puis le peu baissé paupières sans or
bite laissant paraître l'engouement fait
par simple afflux parler avec ça dans
la bouche s'avère pourtant une nécessité
(p.28)

Les « parties charnues / de l'écriture » (W.C.W., p.54) sont empoignées dans un kama-soutra qui explore « toutes les positions ou presque » (p.53) et « n'épargne aucune nouvelle posture » (p.51), y compris celle où tombant du lit on se « délite » (p.50), on se défait, oui, car tout ce mouvement, tout ce pointilleux délire est un étonnement continuel, au sens où l'on parle de l'étonnement d'une roche ou d'un arbre. B.F. entre son coin (vocable de forestier) dans la langue et sa langue dans les coins (on serait cuistre qu'on dirait : comme une tmèse), il écarte pour qu'on voie mieux - mais on ne sait jamais vraiment ce qu'on voit, si ce n'est « un bon aperçu de la dissolution en cours » (p.43) :

dressée entièrement tourne
livre ses recoins ses
vaisseaux verdâtres présagent
qu'elle en contient bien plus qu'elle
sécrète sa propre fin
(p.36)

Non sans douleur, donc. Il s'agit de forer, de forcer, forcer le corps, « forcer l'ouverture des phrases » (C.R., p.52), culbuter cette langue qui fourche et retombe un peu de guingois, « une partie des jambes / en l'air » (p.38). Jusqu'à son terme, car B.F. ne se contente pas de faire « voir la p. en petite tenue » (p .48) : la langue une fois mise à nu par son possesseur (corps qui l'abrite et locuteur) même :

nue debout et
saisissante par l'anneau qui se prête à tout
un simple clic et le tour
est joué qui croyait a beau
se débattre la langue
montre son anatomie si ça lui chante
(p.35),

il révèle par des trouées dans « la peu vierge mais vive » (p.43), par des audaces de corps béant - même si c'est d'aise -, l'écorché de son texte : « le squelette s'y trouve déjà / enfoui vivant qui n'attend pas son heure » (p.54). Il est au travail là-dedans, et la cabine double est pour un aller simple.

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