L'Europe en capsaille de Patrick Beurard-Valdoye par Dominique Quélen

Les Parutions

28 mars
2006

L'Europe en capsaille de Patrick Beurard-Valdoye par Dominique Quélen

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CONSERVATOIRE DU LITTERAL






Nommer, c'est rendre discrets les objets du monde, c'est dans un même mouvement les séparer et les relier. Pas une opération anodine : elle fonde l'expérience poétique de Patrick Beurard-Valdoye.

L'Europe en capsaille, ce bref volume, est comme une note en marge de son Cycle des exils, une anecdote au large d'Ouessant. Des vers, assez brefs, et quarante petites pages, après l'ample prose de Mossa ou de La Fugue inachevée : une Europe enlevée prestement. Mais, dans la brièveté, le projet est le même. Simplement on ne longe plus (les fleuves), on plonge. Capsaille : naufrage.

la cloche sous-marine
ce son s'élançant des branles du temps
selon la langue du fond de l'eau (p.10)


Des états, des âges différents de la langue ici réunis par une sorte de carottage, par un effet de « conscience en colimaçon » (p.35). Elle se trouve feuilletée en même temps que le livre. Tout comme, dans un apparent disparate, en mer d'Iroise et dans les années trente, Kurt Schwitters, passager du Monte Rosa, Saint-Pol Roux, spectateur pensif, Hippolyte Celton commandant le Paul Déroulède, - chacun aux autres comme carpe et lapin, parapluie et machine à coudre. Mais le propos n'est pas quelque baroque de surface. Il est au contraire de montrer l'unité vivante du monde, littéralement et dans tous les sens. N'opposant plus le haut et le bas, l'ancien et le nouveau, l'historique et le géographique, le concret et le poétique, le feu et l'eau froide dont est fait « l'enfer d'Armor » (p.38).

l'horizon n'était plus un trait horizontal
mais sinuait en brèves crêtes
(p.21)

En mouvement, comme les fleuves suivis dans d'autres volumes, et comme ici la mer. Les « œufs de galets » (p.13) ne sont plus alors une image facile - il n'y en a pas ici - mais la fusion d'un passé (le résultat d'un polissage) et d'un futur (l'œuf à éclore), dans cet instant présent qui les contient et que si souvent l'œuvre de Patrick Beurard-Valdoye parvient à faire tenir. Il s'agit, écrit-il dans Théorie des noms (qui paraît simultanément chez Textuel), de « commuer le lieu commun en lieu propre ».

Et ça va vite, ici. Les mots surgissent comme propulsés du fond, souvent en syllepses, et ça se heurte comme icebergs dans une tempête dans un verre d'eau. «a va si vite que les mots retrouvés et ceux créés s'engendrent naturellement. C'est à peine si on a le temps de noter que « les passagers ouissant la TSF » (p.20), les voilà, par ce curieux vocable reliés à l'appareil, à mi-chemin d'Ouessant et du « maquereau de dérive [... ] débesqué un à un aux ouïes ».

Les mots ne sont pas là pour seulement sonner. Certains sont extraordinaires et pour ainsi dire pélagiques. On ne les connaît pas. On ne les avait jamais vus ni entendus. Ils étaient là. (Paroles dégelées - on pense à Rabelais - qui viennent éclater en bulles à la surface, longtemps après.) Ceux que nous connaissons s'en sont nourris. A aucun moment ils ne font de figuration. Pas d'exotisme, pas d'hermétisme. Pas de nostalgie non plus. Patrick Beurard-Valdoye plonge au fond de la mer pour retrouver de l'ancien, mais parce que « les poètes dans l'exercice de leur fonction ne logent pas à l'auberge de jeunesse » (Mossa, p.253).

Il draine, charrie, ne perd rien en route : filet maillé serré, comme pour la pêche au maquereau. Il brasse et il embrasse. Lyrisme, épopée, mythologie, histoire. Le naufrage est celui de l'Europe. La montée du nazisme, rappelée avec précision (p.18). Les « réclames » de l'époque sont tirées de l'Ouest-Eclair (mars 1933) : il n'y est question que de maladies, de parasites, de « sang vicié » qu'il s'agit de purifier... Il y a là quelque chose d'une histoire des Annales qui se serait déplacée dans la poésie, et où serait abolie la césure entre grande et petite. Car c'est aussi, au fond, l'histoire d'une Héloïse et d'un Hippolyte.

A l'exact centre du livre, comme une quille : France-Allemagne de football, ce même jour. Match nul. Avant, le Hanovrois Schwitters, Hippolyte Celton ensuite ; Saint-Pol Roux observe, spectateur, arbitre. « Monsieur Saint-Pol » médite son poème « en questionnant la morphe en poésie »,

prose cadencée qui souvent
soutira le poème du naufrage
revigora son narré malade
à moins que vers libres qui font dans la page
le poème porter à droite
si par ailleurs l'Europe est césurée
par son flanc droit
(p.43-44)

C'est parce qu'on hésite à qualifier cette poésie, à définir sa place dans une poésie qu'elle excède, qu'on en saisit l'importance. A cela on reconnaît l'œuvre majeure. Et pourtant, ce lourd charroi, l'auteur semble le tirer sans effort, il y met de l'humour. Horrible travailleur, certes, mais l'élan prime, et même dans le bref il est puissant. La main à plume vaut la main à chalut : Patrick Beurard-Valdoye le Magnifique.
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