Cassandre à bout portant de Sandra Moussempès par Tristan Hordé

Les Parutions

11 févr.
2021

Cassandre à bout portant de Sandra Moussempès par Tristan Hordé

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Cassandre à bout portant de Sandra Moussempès

 

La première de couverture, composée par l’autrice, semble suggérer des voies de lecture. "Cassandre", « la bien nommée qui annonce la perte », a pour écho "Sandra" (formé par apocope sur Alexandra, autre nom donné à Cassandre dans la mythologie) qui serait ainsi, par la poésie, quelque peu prophétesse. La couleur retenue, rose bonbon, évoque celle attribuée — autrefois ? — aux bébés filles, en accord aussi avec le buste de la femme sans visage, comme un miroir vide, dont la coiffure renvoie au dernier tiers du XIXe siècle : image de la femme sans existence propre. Le lecteur retrouvera, avec d’autres, les motifs du miroir et de l’image du double, du manque, de l’autofiction, étroitement mêlés dans un livre à la construction complexe.

C’est entendu, le "je" du livre n’est pas Sandra Moussempès — « Ne pas mélanger la vie et le poème (...) La vie et le poème ne peuvent en aucun cas se toucher (juste parfois se frôler) » — ; mais elle est présente par son double en mots : la démarche de mise en mots de soi est analogue à celle de Cindy Sherman, personnage de son film dont le titre est cité en exergue, Nobody’s here but me. Ici, un passage en italique se rapportant à l’enfance (« Quand j’avais 12 ans ») est accompagné d’une note pour situer les faits dans le temps : Sandra Moussempès était allée dans la maison de Sylvia Plath avec une amie de son père, Olwyn Hugues, sœur de Ted (époux de Sylvia) et devenue sa « tante de cœur ». Un autre souvenir d’enfance, après la mention d’un rêve, occupe une note. Il s’agit d’un don fait à l’enfant de six ans d’une poupée de porcelaine qui lui ressemblait ; Anie Besnard, liée à son père et qui fut une amie d’Antonin Artaud, était la donatrice ; la poupée réapparaît dans la vie de l’adulte, tantôt « poupée d’exorciste », tantôt « Barbie défraîchie ». Il serait bon d’ajouter les « surnoms de l’enfance, Messaline, Salomé », qui évoquent l’antiquité et le mythe, mais surtout un comportement jugé hors de l’ordre, que l’on peut rapprocher d’autres figures, positives dans le livre, les sirènes et les sorcières. Enfin, l’autrice rappelle sa parenté avec la soprano Angelica Pandolfini (1871-1959) et se définit elle-même femme par sa voix, « « J’habite le féminin » c’est ainsi que se décrivait ma voix ».

Par ces souvenirs, elle s’inscrit dans un ensemble du côté de l’écriture et du chant, ensemble étendu qui inclut des figures mythologiques, dans un vers parodie d’une prière :    

               Lilith, Iphigénie, Emily, Cindy, pleines de grâce qui êtes aux cieux

Tous ces noms, d’une manière plus ou loin visible, ont une relation à la notion de double, de là au miroir. Lilith, dans la tradition de la Kabbale, a été modelée en argile, comme Adam : elle est donc son égale, double féminin — et devenue incarnation du féminisme sans perdre pour autant son caractère de démon ; ajoutons que la répétition de la syllabe renforce ce caractère double. On sait qu’Iphigénie était aussi un nom de la déesse Artémis, qu’il y eut deux Emily (Brontë, Dickinson), que Cindy Sherman est photographe et cinéaste. L’autrice peut s’ajouter à la liste, elle qui se présente au seuil d’un poème ("Miroir rouge") « Divisée en deux ». Réunis, les noms représentent « une forêt de voix et une symphonie de miroirs ».

Cependant le miroir peut aussi ne renvoyer que l’image d’un « visage vide rose » (titre de la dernière partie et d’un poème), celui proposé en couverture ; cette mention du manque, de l’absence revient à plusieurs reprises. À la fin du livre on lit : « Il y a une fille sans visage ». Absence qui importe puisque le visage caractérise immédiatement l’identité ; absence qui est connotée fortement négative, entraînant la clôture sur soi (« la porte se referme ») et empêchant le jeu des échanges. Cependant, l’Autre peut refuser cet effacement et donner vie au visage, le rendre visible, ainsi le poète Kim Hyeonseung dans les vers cités en exergue, « Qui l’aurait cru ? / En l’effaçant / en l’effaçant / vous ciselez ce visage dans mon cœur ». Visage que l’autrice retrouve par la lecture, « Aujourd’hui je suis contente d’être moi / (...) Lisant des poèmes coréens bien traduits ».

La lecture éloigne le réel, refuge provisoire, et c’est en retrait que, le plus souvent, l’autrice s’accomplit, « c’est une camera obscure qui me guide », écrit-elle dans la première partie du livre et, beaucoup plus avant, elle est immergée dans l’écriture, solitaire, à nouveau « Dans une chambre obscure avec un dessin aimé que personne ne regarde / Le poème se tient devant toi ». L’écriture tient une grande place dans Cassandre à bout portant, indispensable pour mettre au jour les traumas, « même s’ils ne font pas davantage comprendre ce qui échappe au poème ». Mise au jour possible parce que chacun est « Musée de soi-même et, au moins ici, le miroir placé devant le passé « se transforme en paragraphe ». Donc rien de ce qui s’écrit dans le livre ne peut résoudre les obstacles qui font du réel ce qu’il est, même si « tu recraches les traumas de ton enfance / Poétesse en kit composant un poème devant vos yeux » — derniers vers du livre.

« La poésie est une forêt remplie de songes précieux »... Il est d’autres forêts dans le livre, celles venues du cinéma, des séries, avec leurs personnages, les maisons hantées, les suicides. Il faudrait aussi évoquer la violence, implicite ou non — une mère massacre une petite fille à coups de ciseaux — et voir le titre —, ce qui est dit des formes de la poésie — à propos du sonnet ou de l’affirmation « je n’en pouvais plus des thématiques je voulais écrire ce qui vient ». Etc. C’est dire que le livre est bien loin d’être épuisé à la première lecture, « Si vivre ou écrire ou danser vous propulse / Seule la complexité octroie au mouvement sa danse perpétuelle ».

 

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